Jongleurs, danseurs, mimes, comédiens, qui sont ces neuf personnages, sept hommes et deux femmes, qui font une entrée en prenant la pose comme sur une photo Harcourt des années quarante, avec une centaine de pommes et neuf chaises alignées ? Ils sont tout cela à la fois, baroques à souhait, précieux et ridicules mais d’une poésie inouïe. Les tableaux vivants vus comme des photographies anciennes rappelant les guerres, l’amour perdu et le charme désuet du thé de l’après-midi, se succèdent, théâtre jonglé, mime dansé, ces neuf performers sont des artistes complets. Le décor est on ne peut plus simple, outre les chaises et les pommes, quatre services de vaisselle.
La troupe ouvre le spectacle à la façon de Pina Bausch et tourne comme un serpentin autour des chaises, en jonglant non sans malice avec le fruit défendu. Ensuite, tout va progressivement se dérégler, la vaisselle sera joyeusement saccagée, chacun veut avoir le beau rôle et prendre l’ascendant, jeux de séduction ratés, numéros désuets, mise à l’écart du seul Noir du groupe, c’est toute la comédie sociale qui nous est renvoyée en miroir au rythme des boogies, des gospels populaires de Tammy Wynette, des compositions de music-hall ou de Bach. La pomme devient le signe du pouvoir, qui la détient prend l’ascendant sur les autres. On se jauge, des actes d’humiliation, de soumission, d’éviction et d’alliance ponctuent les différentes figures solos et les passes. Les artistes interprètent des personnages, Eve tentatrice et allumeuse, le timide, le crétin hâbleur, chacun y exécute sa parade, célèbre les amours impossibles, l’innocence et une douce nostalgie. Les mots sont des balles ; les danseurs prennent le public à témoin par de petits clins d’œil entendus, des regards de connivence. Ils créent des images à chaque instant avec des gestes précis, des jeux de regards, des petits pas de danse et des mimiques, jusqu’à un final époustouflant.
Le jongleur Sean Gandini, fondateur du groupe en 1992, est un passionné de magie et de mathématiques, qui déclare « Pour nous, ce n’est pas un spectacle qui se veut drôle, même si les gens rigolent généreusement. Smashed, c’est un exercice éclaté, à l’humour très british, où l’on se moque autant de la tradition que des jongleurs contemporains qui se prennent très aux sérieux. » *
Chaque numéro est réglé au millimètre, lignes courbes ou droites, angles des épaules qui se frôlent, images arrêtées, ruptures et reprises des postures, le tourbillon de la vie, avec ses drames et ses bonheurs. Kati Ylä-Hokkala, cofondatrice du groupe, est l’une des jongleuses les plus emblématiques de sa génération. Ancienne gymnaste rythmique, Kati jongle avec calme et précision grâce à ses vingt-cinq années de lancés en équilibre sur une jambe.
Voici un spectacle tout public, drôle et inventif, tout le monde peut être embarqué par une mise en scène qui révolutionne les règles circassiennes classiques. Découvrez cette troupe et vous ne mangerez plus des pommes de la même façon, il vous viendra, qui sait, l’envie de jouer avec.
Sylvie Boursier
* Extrait de Sean Gandini, interview d’Isabelle Paré au journal Le Devoir (Montréal, 4 juillet 2013).
© photo Robert Sicciuti
Smashed Peacock, captation intégrale sur Vimeo, 1h 17, compagnie Gandini Juggling.