Bakhtiar Ali est né à Sulaimaniya, dans le Kurdistan irakien. Tout comme le jeune homme mort de froid et de faim à la frontière biélorusse le 8 novembre 2021. Espérant trouver refuge, ce dernier venait lui aussi de la province de Slimani, actuellement assiégée par les forces de sécurité, où les arrestations se multiplient après des semaines de manifestations estudiantines contrées par une répression sanglante qui a fait une dizaine de morts et plus de 70 blessés. Il aspirait sans doute à la fin de la corruption qui gangrène son pays, la fin des disparitions inexpliquées dans la nuit, la fin d’une guerre qui dure depuis plus d’un siècle, celle-là même dont parle Bakhtiar Ali dans son roman incantatoire.
Bakhtiar Ali vient du Kurdistan irakien, comme la jeune femme morte noyée dans la Manche le 24 novembre dernier à l’âge de 24 ans, comme la plupart des familles privées de leurs biens, y compris de leurs chaussures chaudes et leurs couvertures, par les autorités biélorusses qui les obligent à se jeter, hommes, femmes, enfants, contre les barbelés que l’Europe érige, via la Pologne, pour se protéger de ce qu’elle a engendré, que la police polonaise dézingue à coups de gaz lacrymogènes et de canons à eau – qui conduiront les gens mouillés à geler sur pied – , comme tant d’autres morts sur le chemin, de faim, d’épuisement, de froid, engloutis par les flots ou empoisonnés. Les premiers gaz utilisés sur des Kurdes ne venaient pas de Saddam Hussein, sinistre promoteur de l’Anfal, crime génocidaire où 182 000 civils ont été tués et plus de 2 000 villages détruits, ils ont été approuvés par le gouvernement travailliste anglais et diffusés sur des civils à Sulaymaniyah en 1924. Sulaymaniyah d’où venait, comme nous l’avons dit, le jeune homme mort à la frontière de l’Europe et où est né Bakhtiar Ali qui nous parle de l’Anfal dans son roman, et d’une destruction qui n’en finit pas.
Aujourd’hui, une partie du Kurdistan est sous le feu des armes chimiques utilisées par l’armée turque. L’État turc a lancé l’invasion du Rojava, en Syrie, dont il hait le projet démocratique, écologique et féministe, du Sinjar en Irak, et de toutes les zones administrées directement par des Kurdes ou leurs alliés. Tout cela tandis que dans les prisons turques, les crimes se poursuivent. Bangin Muhammed, condamné à six ans et trois mois de prison pour « appartenance à une organisation terroriste » car il faisait partie des YPG en Syrie, ceux-là mêmes qui combattaient Daesh, placé en cellule d’isolement à son retour de l’hôpital, après l’ablation de la moitié de son estomac et ses intestins, est décédé le 12 novembre 2021. On vient d’apprendre la mort de Suleiman Nuri Numan, d’Afrin, que les mercenaires islamistes de la Turquie ont tué sous la torture dans la prison d’al-Rai dans la campagne d’Azaz, tandis que Moulaida Numan, âgée de 64 ans, a été torturée et tuée en mai dernier dans la même prison… quelques-uns parmi tant d’autres…
Bakhtiar Ali, lui, nous parle d’un désert dans lequel un homme est resté prisonnier si longtemps qu’il « entendait le sable », « dans un lieu qui avait la couleur d’un astre inhabité. » Après plusieurs années de prison, écrit-il, « tu ne fais plus la différence entre les hommes et le sable. » « Cette idée que tu es mort, que les autres vivent sans toi et que leur vie suit son cours normal inspire une grande sérénité… »
Bakhtiar Ali nous parle également d’un enfant qui « grandit à une époque où tout est secret », où « l’état coupe la tête des opposants en secret, et les opposants vont et viennent en secret. » Il écrit que « Durant ces années, la vie devient constructions de murs et de ténèbres. Tous s’emploient à édifier des murs, entre les maisons, entre les rues, entre les hommes, entre les hommes et le ciel, entre les hommes et les fleurs, entre les hommes et la lune, entre les hommes et la nuit, entre les hommes et les moineaux du matin… Tout devient barrière. D’une façon folle, les hommes ressentent l’envie de dresser des murs. »
Combien y a-t-il de combattants pour la liberté, aux yeux brûlés « d’avoir regardé des horizons lointains, des horizons jaunes et arides » qui pleurent leurs enfants disparus aux frontières de l’Europe la bouche dans la terre ou remplie d’eau salée, aujourd’hui?
Bakhtiar Ali nous raconte l’histoire de deux soeurs en mal de frère qui ont croisé l’enfant des murs qui a « les yeux et le regard plus clairs que le secret qu’ils contiennent », le jeune homme qui souhaite « une vie transparente comme le verre, une vie qu’on puisse voir de toutes parts, une vie qui ne ressemble en rien aux autres vies de ce territoire ténébreux. »
Le dernier grenadier du monde est un livre délicat. La prose est magnifique et la traduction exemplaire. Il nous parle du dedans, de l’intérieur, du fond des fonds de la souffrance, du silence de l’aveuglement, des guerriers devenus maîtres, il nous parle de soufisme aussi, de mystique, de révolte, d’ascèse, de chants, de jeunesse éperdue, de rêves et d’attente, de route. C’est un très grand roman.
Kits Hilaire
Le dernier grenadier du monde de Bakhtiar Ali, éditions Métailié, 2019.
Photo © Pere Farré
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Appel pour les migrants piégés entre Pologne et Biélorussie