Vieillir c’est devenir invisible, alors elles s’exposent les deux vieilles peaux de Pierre Notte, garanties sans botox, ride véloce, pesante graisse, menton triplé et muscle avachi, dans un Jurassic vieux indéterminé, musée, parc d’attractions, zoo ? Peu importe, tout tient au fil ténu d’un dialogue salé entre deux femmes d’un âge certain, obligées de cohabiter, vissées sur leur chaise, accrochées à leur espace vital, un siège qui est la seule chose qui leur reste avec un corps qui fuit de partout. Elles n’ont pas de nom, à peine un bout de passé, quant au futur, il se limite à savoir si elles auront de la visite dans l’heure qui vient. Elles soliloquent, se regardent en chien de faïence et font de leur commune décrépitude un argument promotionnel dans un monde où les vieux sont rares dans l’espace public. « Le théâtre est une protestation contre la mort » disait Lars Noren alors les deux vieilles se racontent des histoires, l’une simule brillamment des tremblements parkinsoniens, l’autre échoue lamentablement dans son Alzheimer « il est bâclé votre Alzheimer, dit sa comparse, comme comédienne vous êtes ringarde, has been total avec vos vieux trucs », les vacheries c’est bon pour la santé.
Pierre Notte n’est pas un grand styliste dans ce texte qui n’a pas la poésie de Ma folle Otarie ou la folie de Moi aussi je suis Catherine Deneuve mais Marilyn Pape, la metteuse en scène en fait un grand moment de théâtre avec deux comédiennes épatantes, deux bêtes de foire qui osent la pantomime, la clownerie, le burlesque, la vieille gaine cache misère d’un corps qui ne s’appartient plus. On a presque le sentiment d’être chez Beckett pas seulement à cause de Godot mais plus encore le Beckett de Premier amour avec ce narrateur aux tripes qui dysfonctionnent, assis sur un banc, étranger aux autres, dans une vie végétative et une parole-besoin plus que désir. Eulalie Lapierre semble perdue dans une enveloppe charnelle qui la déborde, pète quand elle doute, engoncée de partout tandis que Marilyne Pape, sa complice cul serré, a le rire incontinent. Peut-on une seconde imaginer la grâce de cette ex-danseuse aujourd’hui rouillée ou la beauté de cette comédienne chanteuse jouant Nina, la jeune exaltée de Tchekhov ? Le temps s’arrête lorsque la danseuse enfile son tutu et de ses longs bras déliés rejoue le lac des cygnes tandis que l’autre chante Dalida avec sa voix de soprane. La jeunesse ne passe pas, n’en déplaise à ceux qui ne vous voient que sous vos dehors actuels.
À la différence de Beckett, Pierre Notte croit à la force d’une humanité malgré tout et les plus beaux moments du spectacle sont ceux ou ces deux délaissées se rapprochent, comprenant que l’amour de l’autre est l’unique voie de survie dans un monde aseptisé empreint de jeunisme qui valorise la santé mentale et physique. Bravo à la compagnie Les trois sœurs de Besançon d’avoir pris à bras-le-corps la question du vieillissement dans sa matérialité la plus crue et son humanité. Une heure de symphonie des adieux dans un temps qui n’est plus linéaire mais seulement mémoire, un jour de plus c’est beau après tout et tant pis si personne ne vient « on contemple deux minutes et on s’en va, il y a peut-être d’autres mondes ailleurs ».
Sylvie Boursier
La nostalgie des blattes d’après Pierre Notte, mise en scène Maryline Pape, jusqu’au 14 octobre 2023 à la Manufacture des Abbesses 7 rue Véron Paris 18, du mercredi au samedi à 19h.
Tournée 2023/24 en cours d’organisation : la Chapelle Naude le 10/ 11/ 23, Morteau le 1/ 02/24, Cluny le 30/04/24, Lure le 28/06/24.
Crédit Photo : Y. Petit