Nathacha Appanah a une écriture fine, délicate, comme l’est Paloma, la sœur de Loup, dans Le ciel par dessus le toit, cette jeune femme toujours prête « à faire un pas de côté », « à se glisser dans un coin d’ombre », toujours assise sur le bord des chaises. Une écriture qui dirait : Excusez-moi, je ne voudrais pas vous déranger, mais j’ai quelque chose d’important à vous raconter. Une voix singulière qui vient nous susurer à l’oreille, en confidence : Je vais bien vous expliquer, vous dire qui sont ces gens, d’où ils viennent, quel a été leur chemin, vous allez les comprendre, vous verrez. Une petite voix douce, tendre… et c’est un plaidoyer. À chaque nouveau livre, d’une manière ou d’une autre, un plaidoyer. Pour cette femme, cet homme, qu’on a croisé peut-être, et qu’on n’a pas vu, pour un enfant, notre voisine de palier… Pour nous, en somme.
Nathacha Appanah écrit comme tombe la pluie d’été en Bretagne. Cette pluie fine, têtue, qu’on remarque à peine au départ, qui laisse une sensation agréable même, mais qui finit par nous tremper jusqu’aux os si on n’écourte pas la promenade. Et voici qu’avec elle, justement, on n’a pas envie d’écourter. On veut bien lever le visage plutôt et laisser cette eau couler sur nos yeux – pour les ouvrir peut-être et mieux voir ? Et puis sur notre nez – pour sentir, comme elle le fait ? Elle qui nous dit que pour Loup, chaque objet, chaque coin de cellule, et même l’espace sous sa chaise, a une odeur ? Laisser entrer l’eau dans notre bouche aussi, pour la rincer de toutes les idées préconçues, les points de vue vagues, la laisser glisser dans nos oreilles, pour diluer le bruit constant, les sons trop forts et les mots absurdes, les mots vides de sens, tous ces mots de séparation, de fracture … Envie que cette eau fonde dans notre cerveau – pour le laver des faux semblants, de la guerre, du harcèlement, de la mise à sac de l’intime ? Et dans notre corps tout entier, pour le délier enfin, et qu’il devienne souple et mobile. Parce que l’écriture d’Appanah est sensuelle et mentale, elle parle à notre intelligence autant qu’à nos émotions, parce qu’aussi difficile que puisse être le propos parfois, c’est une écriture qui console, peut-être parce qu’elle nous relie d’une manière essentielle les uns aux autres, une écriture à la fois qui protège et qui pousse à agir.
Les écrivains, les artistes sont-ils des vampires ? Se demandait Appanah dans En attendant demain, où Mélody, Mauricienne sans papiers, malheureuse muse d’un couple en panne d’inspiration, se voyait utilisée, privée d’une fragile renaissance. Sont-ils condamnés à faire leurs choux gras du malheur des autres ? Heureusement, l’auteure a répondu à cela, à ce doute subit, cette errance du cœur, par cet autre livre sorti un an plus tard : Tropiques de la violence, roman lumineux où elle reprend avec une force décuplée ce chemin de compréhension à fleur de peau, d’explication obstinée, qui est le sien. Elle aime à nouveau, Appanah, dans ce roman, elle comprend ses personnages, elle les prend avec elle. Moïse, perdu dans une impossible quête d’identité, sa mère adoptive, cette femme désespérée qui a accepté l’enfant d’une gamine échouée, le jeune homme naïf qui va à Mayotte avec une ONG pour poser des pansements sur des jambes de bois, et même Bruce, le chef de bande sans pitié – et comme elle explique bien, Appanah, à son propos, les lieux sacrés recouverts par les campements de clandestins, les âmes qui s’envolent dans la misère…
Quand on a refermé Le ciel par dessus le toit, il faut le reprendre, et le relire, parce qu’ici aussi, ici encore, Appanah aime de manière lumineuse. Elle aime Loup, cet enfant différent qui a parfois « des foules en panique dans sa tête », si attaché à sa sœur, elle aime Paloma, et Phénix, cette mère qui ne sait pas s’y prendre, qui a été une petite fille prénommée Éliette, genrée trop tôt, trop tôt maquillée et exposée dans sa robe ajustée sur une scène d’école primaire, objet de toutes les convoitises avec sa voix parfaite et son visage d’ange barbouillé de blush rose et de rouge à lèvres. Appanah, tisseuse d’intime, nous dit dans ses livres : Voilà, je vais dénouer les fils, vous allez entendre comment tout est arrivé, et les personnes que je vous donne à voir, vous aussi, vous les aimerez. Je vais vous parler de l’endroit où tout prend forme, vous faire entendre leur petite musique. Et on écoute ce rythme, ces notes, qui n’appartiennent qu’à une vie, qui sont le propre d’une personne et pas d’une autre, ces enchaînements uniques. Et ce faisant, nous revenons à nous, à notre dignité d’êtres fragiles.
Kits Hilaire