Tropiques de la violence d’Appanah et Esprit d’hiver de Kasischke

Parfois, lisant un livre longtemps après en avoir lu un autre, d’auteurs qui ne se connaissent sans doute pas et écrivent dans des contextes complètement différents, on perçoit un étrange phénomène d’écho. Ce n’est pas la même couleur, ce n’est pas la même histoire, ce ne sont pas les mêmes lieux, mais il est question de la même chose. Dans « Tropique de la violence », de Nathacha Appanah, comme dans « Esprit d’hiver », de Laura Kasischke, le même désir éperdu et le même amour paradoxal s’expriment. Les deux femmes, Marie et Holly, rêvent d’une maternité réparatrice à laquelle elles se voueraient corps et âme. Pour l’une comme pour l’autre, il n’est de vie que dans les chaudes circonvolutions de l’intime, à l’abri des atteintes de l’extérieur. Et dans les deux romans, impitoyablement, cette réalité sociale que l’amour voudrait effacer, occulter, cantonner aux angles morts d’une existence close et autonome se rappelle avec une férocité sans limite. Car on ne peut pas, même avec cette ferveur désespérée, s’abstraire du contexte où on ancre ses rêves. On ne peut pas y insérer cette bulle fragile et ignorer qu’elle est faite des mêmes matériaux que la mécanique cruelle des sociétés, qu’elle est de sang, de chair, et tout autant d’amour que de déni, de tendresse que d’aveuglement. On ne peut pas mentir, se mentir à ce point.

Les deux femmes ne peuvent avoir d’enfant. Elles vivront le miracle de l’adoption, et passeront de longues années dans l’éblouissement de ce vœu exaucé. Mais les humains ne sont pas issus uniquement du désir des autres, ils sont aussi tissés des déchirements de l’Histoire, des lambeaux de lignées rompues. Les enfants que l’on peut adopter, si petits soient-ils, viennent d’une histoire préalable assez brutale pour briser la possibilité d’une famille. Ils viennent du chaos, de l’abandon, de la violence. Et le plus souvent, cette violence ne se limite pas à des histoires individuelles, elle s’enracine dans une injustice plus vaste qui fait que certaines lignées sont collectivement dévastées, et qu’avec les éclats de ces lignées, d’autres humains préservés du chaos peuvent assembler le rêve dont ils ont été frustrés. L’assembler avec ces éclats, ces legos de chair et de sang dont ils ignorent combien déjà l’Histoire, celle qu’on refuse, celle dont on voudrait s’abstraire, les a façonnés et déterminés, si petits soient-ils.

Ces deux romans interrogent la maternité dans ce qu’elle a de plus dément et de plus naïf. Car pas une seconde ces deux femmes, au moment de l’adoption, ne perçoivent les enfants comme des êtres déjà constitués. Ce petit garçon, Mo pour Moïse, « J’aime lui dire qu’il est né dans mon cœur, que j’ai traversé les continents et les mers pour le retrouver et que je l’ai attendu longtemps. Cela lui plaît. » Cette petite fille, Tattie pour Tatiana, « Leur fille était enveloppée dans une couverture d’un gris sale, et Holly avait eu l’impression que le soleil essayait de la laver, de la blanchir, de la bénir. Le soleil essayait de faire rayonner le bébé. Le soleil désirait que Holly aime l’enfant, qu’elle la prenne en pitié, qu’elle la ramène chez elle. Comment le soleil aurait-il pu savoir qu’aucun effort n’était requis de lui ? » sont obscurément effacés par le désir de leur mère. Et parce que ces mères se sentent immédiatement mères, comblées, parfaitement adéquates, il n’y a plus d’autre place pour eux au monde que leurs épousailles avec ce manque que tout à coup ils comblent. Ils ne sont plus, pour un temps, que les enfants de ces mères-là. Ce sont des enfants suspendus par un désir qui ne les occultera pas toujours.

Si « Tropique de la violence » commence par l’éblouissant monologue de Marie, la mère morte, avant de laisser se déployer un récit polyphonique où la voix de Moïse n’est qu’une de celles qui racontent l’histoire, la terrible Histoire, « Esprit d’hiver » déroule, en une seule journée où la mère, Holly, se retrouve isolée avec sa fille Tattie par une tempête de neige le jour de noël, les treize ans qui viennent de passer depuis qu’elle et son époux ont été chercher ce bébé dans un orphelinat sibérien. Le récit est construit en lanières entremêlant le passé lointain ou proche et le présent. Au début, il dessine une entité encore informe qui va prendre, au fil de ce monologue indirect, une terrible précision. Une phrase obsédante le traverse : « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux », une vérité qu’Holly a sur le bout de la langue et qui, le moment venu, dévoilera tout ce qui n’avait jamais été complètement voilé.

Les deux romans se signalent aussi par une densité stylistique singulière, « Esprit d’hiver » faisant penser à un long poème et « Tropique de la violence » à un chant. Il ne s’agit pas seulement de la façon dont les émotions sont transcrites, mais de l’harmonie des voix de ces romancières qui ne se ressemblent pas mais se font écho, de la tessiture qui est la leur et les rend si particulières, et qui donne dans les deux cas, malgré la cruauté des récits, une impression profonde de beauté.

Lonnie

Tropiques de la violence de Nathacha Appanah, Gallimard 2016, Esprit d’hiver de Laura Kasischke, Le livre de poche 2014