Aux vagabonds l’immensité nous plonge dans un événement méconnu de la guerre d’Algérie en France : la « nuit des paras », représailles sanglantes de parachutistes français contre la population maghrébine de Montigny-les-Metz, une banlieue populaire de Metz. Nous sommes le 23 juillet 1961, trois mois avant la sinistre répression de la manifestation parisienne du 17 octobre 1961, qui verra une police déchaînée aux ordres du préfet Maurice Papon assassiner froidement plusieurs centaines de Nord-Africains, dont certains seront jetés dans la Seine. Bilan : quatre morts et 27 blessés graves.
Dans un entretien au mensuel culturel L’Estrade, Pierre Hanot précise : « Mon roman n’est pas un livre d’histoire, c’est une fiction alimentée par l’Histoire, mais aussi par mes impressions, mes vibrations. J’ai fait beaucoup de recherches sur les faits, dans un souci de respect et d’exactitude, mais je n’ai pas rencontré de témoins. »
Le dieu du Chaâbi El Hadj M’Hamed el Anka dit dans une chanson Aux vagabonds leurs secrets, à eux l’immensité du désert. C’est sur cette citation qu’Idir, balayeur amoureux de poésie, commence ce qui aurait pu être une belle et merveilleuse histoire d’amour avec Christiane, majorette employée comme lui à la Manufacture de tabac. Même si d’un côté les collègues jacassent : « Un Arabe, tu n’es pas folle, il ne t’apportera que des ennuis ». Et de l’autre, l’ami Hocine qui s’insurge : « Une Française ? Elle volera ton âme. » Oui, ç’eût peut-être été une vraiment belle histoire, malgré les failles de ces deux êtres humains, ou peut-être parce que les failles des deux. Car Idir en est persuadé : « Quand on vient de loin, on peut aller plus loin encore. »
Mais voilà, ce soir-là, quand ils sont main dans la main pour la première fois, attablés au Trianon chez Jean-Marie qui, très sagement, se moque de la couleur du client pourvu qu’il reste tranquille, eh bien ce soir-là nous sommes le 23 juillet 1961, et le 23 juillet 1961 à Metz, c’est ce qu’on appellera plus tard « la nuit des paras », la nuit du sang, un avant-goût du 17 octobre 61 parisien.
À cette époque, chez les Messins, rien de bien notable pourtant… Seulement des conflits intracommunautaires entre le FLN (Front de libération national) et le MNA (Mouvement national algérien), bien trop doux au goût du premier qui, lui, rackette chaque commerçant pour servir la cause et fait sauter la baraque des réfractaires. Rien de bien notable donc, tant que tout cela reste entre basanés. Mais voilà, pour Hocine, dont le père a été assassiné en représailles aux insurrections algériennes du 20 août 1955 dans le Constantinois, « la haine appelle la haine ». On dessoude un capitaine français le 14 septembre 1958 et la chanson n’est plus la même, la violence s’accélère de part et d’autre.
Comme dans son roman précédent Gueule de fer, Pierre Hanot s’attache aux destins individuels qui formeront la grande Histoire. Ces gens ordinaires qui vont dessiner l’image sanglante de chaque guerre. L’horreur personnifiée par chaque individu, quelque soit son origine, le sang qui coule sur les mains est toujours rouge.
Pas de gagnant ici, pas même la Grande Muette, toujours justement nommée. Rien d’autre que de la sueur, des larmes, du sang et peut-être aussi comme un goût d’acier au fond de la gorge. Car comme le dira plus de cinquante ans plus tard Richard, journaliste aux Dernières Nouvelles d’Alsace au moment des faits : « Rien ne le convainquait qu’en bien le monde aurait changé. »
Nadège Mulé, librairie Sur les chemins du livre, Saint-Amand-Montrond
Aux vagabonds l’immensité, de Pierre Hanot, La Manufacture de livres, 2020
– Nadège Mulé, qui êtes-vous ?
– Après la fermeture, en avril 2005, de la librairie Epigramme (rue de la Roquette, Paris 11e), où je travaillais avec Gérard Moreau, je pars dans le Berry en décembre de la même année avec un permis de conduire tout juste acquis (août 2004) pour créer une librairie itinérante, Sur les chemins du livre. Le 30 juin, la société est née, pourvue d’un camion aménagé façon bibliobus avec 3.000 références environ. Je sillonne le département en faisant les marchés, les salons du livre, les bibliothèques, les écoles. Je crée le festival du polar « Les nuits rallongent » en 2007. En 2008 je rencontre celle avec qui je vais sédentariser la librairie à Saint-Amand-Montrond, le 1er avril 2008. Association qui durera trois ans. Depuis j’ai fêté mes dix ans avec grand succès et des témoignages d’auteurs venus à la librairie (une petite centaine depuis la création, si l’on compte le festival).
Propos recueillis par Jean-Jacques Reboux .