En 1940, les Français ne savaient pas où allait leur pays ni ce qu’ils allaient devenir. Dans ce contexte d’angoisse, entre février et septembre, Louis Jouvet poursuivait ses cours dans l’espace protégé du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris et les faisait sténographier.
Elvire Jouvet 40, créé en 1986 par Brigitte Jaques-Wajeman, met en scène sept leçons données en 1940 par Louis Jouvet à Claudia, une élève de troisième année jouant le rôle d’Elvire dans l’acte IV du Dom Juan de Molière. La pièce sera filmée au Théâtre National de Strasbourg, adaptée au cinéma par Benoît Jacquot la même année.
« Du monologue d’Elvire, dit la metteuse en scène, Jouvet fait un moment déchirant, alors que la plupart des metteurs en scène doutent de la sincérité d’Elvire, pensent que son discours est du pur semblant. (…) Jouvet, au contraire, prend le discours d’Elvire au sérieux et découvre le secret de la scène, qui pourrait être une extase amoureuse, une extase religieuse ». Elle précise : « En plus de pousser son élève à comprendre tous les codes théâtraux, (…) il lui enseigne l’importance de s’en affranchir, de réinventer le théâtre. »
Plus de 80 ans après, on reste impressionné par l’intelligence des textes de ce maître classique, par sa volonté d’aller chercher derrière chaque mot, chaque silence, ce qui va nourrir le sentiment du personnage.
Le texte publié du spectacle reproduit en italiques les déplacements sur les indications originelles de Louis Jouvet avec les humeurs, les silences, la respiration même des élèves et de leur professeur. C’est ce qui en fait un moment de théâtre pur, nous sommes tout près de connaître le mystère de la genèse d’une scène, nous nous faisons voyeurs de la double passion du maître et de l’apprentie comédienne, une avancée à deux dans l’inconnu, touchés par la grâce. Il ne s’agit pas pour Louis Jouvet de formater des acteurs, de leur transmettre des techniques et de régler leurs scènes de concours, son but est autrement plus élevé. Il illustre son propos, face à Claudia : « Dans la comédie moderne, tu prends l’escalier, tu montes au premier étage, et souvent tu ne vas pas plus haut. Tandis que dans la comédie classique, tu prends l’ascenseur et tu montes directement au sixième. » Du coup, il pousse son élève dans ses retranchements, se révèle tyrannique. « L’exécution d’un rôle, déclare-t-il, comporte toujours quelque chose de pénible, de douloureux, quelque chose à quoi l’effort doit participer ; une exécution comporte toujours un effort. » La notion d’exécution résonne ici au propre comme au figuré. Son élève n’a pas de présence, selon lui. Il l’incite à l’ascèse, elle ne mange pratiquement plus pour parvenir à cet état de vide, d’accueil du sentiment juste. Pour lui, le comédien doit entrer en scène poussé par la nécessité de dire les mots du texte, sinon ce n’est pas crédible. L’acteur apporte au rôle sa densité de vécu, même s’il n’a pas traversé les situations du personnage à l’identique. Pour Jouvet, c’est le sentiment qui compte, c’est lui que l’acteur doit aller chercher au plus profond de son être.
Dans la mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman, Philippe Clévenot, dans le rôle du « patron », donne une leçon aux apprentis comédiens d’aujourd’hui ; il n’essaie pas d’imiter Louis Jouvet, il l’incarne, de sa voix intense, tourmentée ; précision des gestes, rigueur dans l’interprétation du texte, justesse du sentiment. María de Medeiros, qui joue Claudia, restitue toutes les variations de jeu indiquées par Jouvet. Sa vulnérabilité face à la parole du maître souligne l’inégalité de positions. Heureusement, l’amour est là. À la fin, Claudia se délivre de son rôle et remet ses souliers.
On peut regretter que, dans le film, Philippe Clévenot termine par les mots : « Tu as vu comme c’est difficile ? » alors que dans le livre publié aux éditions Actes Sud, Louis Jouvet rejoint la comédienne, se place tout près d’elle, le dos au public, fume, lui dit simplement « c’est bien », et lorsqu’elle se retourne, on voit l’étoile jaune dessinée à la craie sur son épaule droite.
Claudia, de son vrai nom Paula Dehelly, obtint le premier prix de comédie et de tragédie au concours de sortie qui suivit. Elle fut dénoncée comme juive, l’accès à la scène lui fut interdit. Louis Jouvet partit pour un exil volontaire qui dura toute la guerre. En 1951, à 64 ans, il eut un malaise suite à une répétition et mourut dans son bureau du théâtre de l’Athénée. Paula, décédée en 2008, a témoigné du professeur qu’était Louis Jouvet, « On était là pour servir le texte et pas pour nous en servir… »
Après chaque représentation, le « patron » invite tous les comédiens à se poser cette question simple : « Ai-je été dans le sentiment ? »
Sylvie Boursier
Elvire Jouvet de Brigitte Jaques Wajeman et Louis Jouvet, éditions Acte Sud Papiers, 2018.
Elvire Jouvet 40 (1986), film réalisé par Benoît Jacquot, à partir de la pièce de Brigitte Jaques-Wajeman.
Photo © Studio Harcourt
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