« J’ai eu tout Harlem à mes pieds dès le début de ce siècle. (…) Ma chance à moi, Stéphanie St-Clair, Négresse française débarquée au beau mitan de la frénésie américaine, fut qu’à mon arrivée Harlem commençait à se dépeupler de ses premiers habitants irlandais, puis italiens, lesquels cédaient la place jour après jour, immeuble après immeuble, à toute une trâlée de Nègres venus du Sud profond. »
Après avoir vu une quimboiseuse qui lui a affirmé quelle était « née coiffée » et qu’elle avait un « destin », Stéphanie, jeune Martiniquaise au caractère bien trempé, décide qu’elle partira en Amérique. Elle a beau rencontrer Phillibert, avec lequel elle vit « treize jours d’amour innocent et fou, d’heureuseté sans partage, d’ivresse des corps, de folie douce, de déraison totale », elle prend son billet de bateau, tout d’abord pour En-France, puis, pour New-York où elle débarque au début du vingtième siècle, bien décidée à ne laisser personne lui marcher sur les pieds ni « la traiter en petite Négresse ».
Avec son style inimitable, Raphaël Confiant plante son héroïne en plein mouvement de la Renaissance de Harlem où elle rencontrera Marcus Garvey et surtout W.E.B Du Bois, né d’un père haïtien, qui l’éclairera sur les Noirs américains et sur les « rapports non seulement entre Noirs et Blancs, mais aussi entre Noirs et Noirs. »
« Je comprendrai la raison de cette différence entre nous, Nègres des îles, et eux, Nègres de la terre ferme. Dans nos pays, Jamaïque et Martinique, le Blanc a certes pratiqué l’esclavage, mais il n’a jamais été qu’en tout petit nombre et l’on pouvait parfaitement envisager de vivre sa vie hors de sa vue, voire de son emprise, tandis qu’ici, en Amérique, son alter ego, anglais, irlandais, hollandais, italien, russe et j’en passe, est très largement majoritaire. Il domine l’entièreté de la vie des Negroes et ces derniers ont dû, pour survivre, se forger une carapace. »
Passant d’un gang de voleurs de Five Points, terrifiant tout New York, à la vente d’alcool à Harlem durant la Prohibition, puis aux paris clandestins, la « maigrichonne au teint café au lait toujours tirée à quatre épingles et affligée d’un fort accent français » perd de vue le créole faute de le pratiquer, mais manie comme une arme le français, « langue qui impressionnait tant la racaille que les gens de bien, surtout quand il jaillissait de la bouche d’une Négresse. »
Tenant tête aux petites frappes locales, qui ignorent que sur son île l’esclavage a « duré plus longtemps et pris une forme aussi féroce, sinon plus, qu’aux États-Unis », la « French Negro Woman, la Française noire, « la créature étrange dont tout le monde se défiait d’emblée », réussit peu à peu à s’affranchir « de ces associations éphémères et peu hiérarchisées de marsouins noirs » au sein desquelles on la considère comme une « terre rapportée ». Devenue membre à part entière de la pègre, elle réalise son destin et devient Queenie, Mâ´me St-Clair, la patronne des banquiers, reine de la loterie illégale de Harlem.
Kits Hilaire
Madame St-Clair, reine de Harlem de Raphaël Confiant, Mercure de France, 2015
Photo © Adèle O’Longh