Frères soleil de Cécilia Castelli

Ça commencerait par un prélude autobiographique de Laforgue, très beau, mais qu’on lirait rapidement et sans le déguster pour lire tout aussi rapidement la phrase lapidaire qui ouvre ce roman somptueux : A mach ja, ochji ùn hà ma ochji teni, Le maquis ne possède pas d’yeux, mais il voit tout. Et on plonge dans ce roman intense par un lieu intemporel qui est aussi le théâtre indifférent des drames humains.

Le récit est posé en 9 retables composés de 2 à 6 tableaux, avec des titres mystérieusement poétiques qui renvoient aux têtes de chapitres des romans du XIXe siècle, résumant l’action de façon elliptique. Trois enfants qui deviennent trois hommes sont au centre de la narration, deux frères et un cousin. Le décor est celui d’une île, la Corse, dans ses retranchements sauvages et secrets et dans ses villes violentes. Il y a des femmes qui partent et ne reviennent que pour les vacances, des femmes qui restent et subissent, ou restent et maudissent. Il y a des femmes dont la seule présence soude les lèvres des hommes. Rarement les sexes ont été aussi férocement séparés. Entre la violence absurde des hommes, leur attachement à l’île qui est aussi fait d’emmurement viril et de haine, et la résistance sourde ou la fuite des femmes, il y a Rémi, le cousin, le presque Corse, qui n’est ni violent ni résistant, le personnage pivot du livre. Et lui vit l’île, éperdument. D’abord à travers la ferveur de sa mère nostalgique qui s’est choisi une autre destinée, puis par la fratrie de ses deux cousins dans laquelle il est progressivement inclus, puis piégé.

Le roman s’achève où il a commencé, comme si le temps ébauchait la courbe d’un éternel retour. Et en revenant au prélude de Laforgue, on se demande si cette ballade n’est pas une brillante variation autour de ce poème qui en aurait initié le thème et la beauté. Les frères soleil éclairent le visage fané d’une femme qui ne les a pas vu grandir. L’image se fige. Ils ont dix ans, ils en ont vingt, ils en auront trente, quarante. Ils auront traversé l’enfer chacun à sa manière et le temps les aura immobilisés dans son ambre, changeant à peine la configuration de leur groupe. Celui qui aspirait à autre chose, mais si les femmes peuvent trahir, c’est impossible aux hommes. Celui qui était enraciné jusqu’à la lave du manteau dans la construction fanatique de son île. Celui qui était et restera entre deux mondes, suspendu, entre les univers étanches des hommes et des femmes, entre l’île et le continent, entre l’empathie profonde qu’il ressent et l’enchaînement de ses actes qui ne lui appartiennent pas.

C’est un récit solaire, infernal et fabuleux, au sens propre du terme. On peut y apposer la morale qu’on voudra, elle sera, comme toutes les morales, un simple constat mélancolique. Tout change, rien ne bouge, et les mouvements fulgurants, les ballets paresseux, finissent par laisser sur la page leur courbe saisie et immobilisée sous forme de lettres, de mots, de conte. Et c’est éblouissant. La première phrase est « Se souvenir des fougères », et la dernière « Se souvenir seulement de ça », bouclant la fermeture d’un collier en forme d’ouroboros qui s’avale et s’engendre. Le style puissant, sensoriel, prégnant du récit s’empare du lecteur comme l’eau tantôt avare, tantôt déchaînée du Taravo, l’emportant de l’éternel été à l’éternel hiver, en boucle.

Lonnie

Frères soleil, Cécilia Castelli, Le Passage, août 2020.

Image © Adèle O’Longh