Shuni
de Naomi Fontaine

« Shuni, Ce que tu dois savoir, Julie », est une longue lettre adressée par une jeune autochtone innue, l’autrice, à son amie d’enfance depuis longtemps en allée et dont elle apprend qu’elle revient travailler en missionnaire dans la réserve où toutes deux se sont connues autrefois.

Le père de Julie était pasteur. Il s’était installé avec sa femme et ses quatre enfants à l’extérieur de la réserve de Uashat, et les deux fillettes, la fille du pasteur et la jeune autochtone, ont connu une amitié de treize ans qui s’est interrompue lorsque la famille a déménagé. Naomi (il est facile de donner ce prénom à la narratrice) et elle, malgré leurs promesses, ne se sont pas écrit. Elle adresse donc à cette amie éloignée mais non perdue une longue lettre de retrouvailles qui est aussi une mise au point, en prenant le parti de cette amitié d’enfance mais aussi en dressant le panorama de ce qu’est être autochtone dans la réserve d’Uashat. La lettre sonne donc, malgré le ton familier, aimant et confiant, comme un avertissement en même temps qu’une mise au point. « …avant de leur parler de Jésus, il faut bien commencer par les connaître », dit-elle. « Je sais que l’intention est bonne. Mais je sais aussi que ce n’est pas suffisant. »

Chacun des chapitres de ce récit, introduction comprise, comporte en exergue une citation d’une œuvre autochtone. Ce n’est pas pour rien que la première est d’An Antane Kapesh. Née en 1926, cette femme innue a vécu de pêche et de chasse jusqu’à la création de sa réserve en 1953. À 50 ans, elle a appris à écrire en innu-aimun, et c’est dans sa langue qu’elle rédigera le premier livre d’un autochtone innu : Eukuan nin matshi-manitu innushkueu : Je suis une maudite sauvagesse, publié en 76 dans une version bilingue. An Antane Kapesh fut une résistante opiniâtre et lucide à la colonisation de son peuple. Ayant vécu une partie de sa vie la chasse et la pêche en nomade, évité l’école des blancs, écrit en innu l’histoire de la dépossession de son peuple et eu elle-même neuf enfants, elle est une puissante source d’inspiration pour les écrivaines innues qui l’ont suivie. C’est donc tout naturellement elle qui ouvre le premier chapitre : « Je suis très fière quand aujourd’hui, je m’entends traiter de sauvagesse ». Il y est question de la création des réserves et des vestiges de la vie d’autrefois, de statistiques accablantes, de souvenirs émouvants, et de Petit-Ours, le fils de la narratrice, qui sait déjà qui il est.

Puis c’est au tour de Joséphine Bacon, née vingt ans après An Antane kapesh, d’ouvrir le second chapitre : « Mon âme a mille ans ». Avec une grande simplicité, la narratrice expose le profond décalage dans lequel elle vit : « Il y a ces gestes que je n’ai pas appris à faire quand j’étais petite. Je n’ai pas appris à cogner à une porte avant d’entrer dans une maison. Je n’ai pas appris l’importance d’arriver à l’heure à un rendez-vous. Ma mère ne m’a pas appris à gérer convenablement mes finances.
Et toi Julie, sais-tu reconnaître les pistes du lièvre ? Sais-tu lire le temps qu’il fera sur les feuilles des arbres ? Sais-tu entendre, au-delà de la souffrance qui est visible, le pouls d’un cœur qui s’accélère pour continuer à battre ? »

Ce décalage, qui se présente aussi sous la forme d’un rapport de force, implique que le colonisé soit poli. Il porte son statut sur son visage, il ne peut pas le fuir. Naomi Fontaine publie en français parce qu’elle ne maîtrise pas assez l’innu. Ce n’est pas elle qui a pris cette décision. Comme elle le dit, elle a été prise bien avant sa naissance. Dans la réserve, plusieurs degrés de créole stratifient les génération. Seuls les plus vieux parleront à Julie en innu. Et c’est eux qui « innuiseront » son nom, transformant Julie en Shuni, car ni le J ni le L n’existent dans leur langue. Cette appropriation involontaire pourrait être « Quelque chose d’aussi doux que la réconciliation ».

Le chapitre suivant s’ouvre sur un poème de Marie-Andrée Gill, poétesse innue et québequoise qui fait entrer le départ de la réserve et la double identité dans le récit. Pourtant c’est d’un enracinement plus profond encore dans l’identité qu’il y est question. On y découvre la perversité juridique des droits acquis, qui dépendent de la pureté du sang. Il est probable que ces lois favorisent le repli de la communauté sur elle-même, puisqu’un innu de troisième génération perd pratiquement tous ses droits (exemption de taxes et d’impôts, scolarité gratuite, soutien du Conseil de Bande). Et pourtant, comme Naomi Fontaine le démontre brillamment, être moderne ne signifie pas renier ses origines. Mais il est plus complexe et déchirant d’être autochtone que d’être blanc.

Ainsi continue cette exploration de la condition autochtone, sur les traces des auteurs et autrices qui ont précédé Naomi Fontaine. L’enfant de la narratrice, le petit Marcorèle, alias Petit-Ours, y joue le rôle de l’avenir. C’est un avenir qui ne retournera pas dans les réserves, et qui pourtant sait qu’il n’est pas Indien, mais innu. Cette lettre à Julie, alias Shuni, s’achève presque comme une plaidoirie, mais le dernier dialogue qu’on y trouve est entre la mère et le fils, entre lesquels se glisse comme un hologramme du père de la narratrice, disparu avant sa naissance. Une chaîne qui ne peut se briser entre les générations, même si la précarité des conditions de vie semble les séparer à la hache.

Ce livre, quoiqu’il passe en revue les accablantes spécifités de la condition autochtone au Canada, entre en résonnance, en cette période où il apparaît évident que l’ordre colonial du monde n’a pas peu à voir avec ce qui le détruit, avec la malédiction de tous les peuples dépossédés, mais aussi avec leur résistance entêtée, leur capacité de survie et de renaissance, et ce qu’ils racontent, du fond du désespoir et de l’espoir, de ce que l’humain a de plus beau.

Lonnie

Shuni, de Naomi Fontaine, Mémoire d’encrier, 2020 (France, Canada 2019)

Photo portable Pour tout 15 A © Gina Cubeles