Dans ce court roman qui est le dernier écrit par Clarice Lispector, le narrateur est un écrivain dont le moins qu’on puisse dire est qu’il a un rapport conflictuel avec l’écriture, sa malédiction : « Je médite sur le néant. Ce qui me gâche la vie, c’est d’écrire. » On ne sait trop à quel chantier il s’attaque le jour où il décide de raconter la vie d’une jeune Nordestine croisée un jour dans la rue : « Comment puis-je savoir tout ce qui va suivre en l’ignorant encore, faute de l’avoir vécu ? Il se trouve que dans une rue de Rio j’ai entrevu, l’espace d’un instant, une jeune Nordestine à l’air perdu. (…) Cette histoire – déciderai-je avec un prétendu libre-arbitre – comptera six ou sept personnage dont je ne serai pas l’un des moindres, bien entendu. Moi, Rodrigo S.M. Récit classique, car je ne veux pas adopter un style moderne ou forger des néologismes pour faire original. Aussi, contrairement à mes habitudes, tenterai-je d’écrire une histoire comprenant début, développement et grand final, suivi de silence et de pluie battante. »
Tout le récit s’équilibre ainsi entre l’introspection souvent exaspérée et rageuse de l’écrivain aux prises avec l’écriture et son personnage imaginaire, la dérisoire et émouvante Maccabée. Quoique son narrateur ne cesse de la dévaloriser et de la traiter avec mépris, il arrive cependant à faire de cette fille laide, ignorante, malade et dénuée d’espoir comme de la moindre méchanceté un être lumineux et enfantin. Les dialogues qu’il suscite entre Maccabée et son amoureux infidèle, entre Maccabée et sa collègue, Maccabée et lui-même sont absurdes et comiques. On ne sait trop d’où lui vient cette hargne burlesque qui ressemble tant à une haine friable de soi-même qui se briserait en une sorte d’attendrissement narcissique. Car si Maccabée vaut quelque chose, comme toute forme de vie, peut-être ce narrateur emporté a-t-il quelque raison d’être au monde ? « Mais moi, qui ne parviens pas à m’identifier à elle, je sens que je vis en pure perte. Je mène une existence parfaitement gratuite ; je règle ponctuellement mes notes d’électricité, de gaz et de téléphone. Mais elle, il lui arrivait parfois de s’offrir une rose, après avoir touché son salaire. »
Sans cesse le narrateur, en un jeu avec le lecteur pris à témoin qui ne manque pas d’ironie, vitupère sur le manque d’intérêt de l’histoire, de son personnage, de l’aventure littéraire qu’il s’impose. Et cependant, par un paradoxe qui fait lui-même partie du récit, il extrait de son sentiment d’impuissance la vie de Maccabée, rayonnante comme celle d’un animal maltraité et pourtant plein de grâce dans son innocence. Dans cette vierge malingre que la vie refuse, on trouve la sensualité de Messaline « Elle, elle ne demandait rien, mais son sexe exigeait, tel un tournesol poussé sur une tombe ». On trouve aussi une foi d’une extraordinaire pureté « La plupart du temps, elle éprouvait sans s’en douter ce vide qui emplit l’âme des saints. » Et aussi, tandis que son démiurge ponctue l’accouchement par le siège de cette fiction pourtant ailée d’une bande-son qui ressemble à un ricanement, des plaisirs littéralement jardinés « Le dimanche, elle se réveillait plus tôt, afin de passer davantage de temps à paresser. » En outre « Des pensées gratuites lui traversaient ainsi l’esprit, car elle jouissait d’une grande, quoiqu’inutile, liberté intérieure. »
On suit ainsi, à travers le chaos des grimaces, des exclamations et des caprices du narrateur, la fluide et mystérieuse existence fictive de la jeune fille un jour croisée. Ce récit est plein d’éclairages dissonnants, de ruptures de rythme, d’introspections complaisantes et de brèves descriptions qui sont chacune comme des portes ouvertes sur des récits latents : « Dois-je dire qu’elle adorait les soldats ? C’est pourtant vrai. Quand elle en voyait un, elle tressaillait de plaisir, en se disant : et s’il allait me tuer ? » On est éblouie par l’intelligence, la virtuosité narrative qui évoque les improvisations déroutantes mais toujours parfaitement équilibrées du free jazz, une fantaisie qui parfois frôle la démence, une patiente exploration du travail d’écrivain dans cette œuvre dont l’une des ligne narratives consiste à décrire l’élaboration tâtonnante et déterminée : « Je ne suis pas un intellectuel, j’écris avec mon corps. Ce que j’écris est brume humide. Et les mots, des sons transfusés d’ombres qui s’entrecroisent inégaux – stalactites, dentelle, musique d’orgue transfigurée. C’est à peine si j’ose appeler mots cet entrelacs vibrant et riche, morbide et obscur s’opposant à la sourde basse de la douleur. Allegro con brio. Du charbon je tenterai d’extraire de l’or. J’ai parfaitement conscience de remettre à plus tard cette histoire, et de jouer au ballon, sans ballon. Tout fait est-il un acte ? Je jure que ce livre est écrit sans mots. C’est une photographie muette. Ce livre est silence. Ce livre est questionnement. »
Ce livre est un poudingue d’une forme déconcertante renfermant joyaux et quartz dans son mortier. Il se lit avec une grande facilité, et pourtant on n’a jamais fini de le lire, car chaque nouvelle lecture en déplie des significations enjambées à la lecture précédente. C’est l’étrange et exaltant chef-d’œuvre d’un art qu’il inaugure et que Lispector a emporté avec elle.
Lonnie
À l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector, Les éditions des femmes font paraître un petit coffret réunissant deux de ses romans : La passion selon G.H. et L’Heure de l’étoile, accompagnés d’un livret illustré. Cela nous permet de découvrir ou redécouvrir cette éblouissante et inclassable romancière, dont la palette littéraire comprend aussi des chroniques, des contes et des nouvelles.
La Passion selon G.H de Clarice Lispector, Coffret Clarice Lispector, Des femmes-Antoinette Fouque, 2020
Photo portable – L’Heure de l’étoile 3 © Gina Cubeles 2020