Hasard éditorial ou irruption d’un nouvel espace dans le champ romanesque, voilà un roman qui nous entraîne aussi en Ukraine, après le très bon Donbass de Benoit Viktine, à ceci près que ce n’est pas à la frontière avec les républiques séparatistes que l’on est transporté, mais à la frontière avec « la zone », c’est-à-dire la région de Tchernobyl.
Il est acquis que le polar aime nous dépayser et sans doute est-ce là une partie de son attractivité. Je parle de dépaysement géographique comme dans Mictlán de Sébastien Rutés, ou de dépaysement historique comme dans Marseille 73 de Dominique Manotti, ou encore social comme dans Péter les boulons de Laurence Biberfeld. Dans De bonnes raisons de mourir, on est à la limite de la SF tellement la zone contaminée est un univers déroutant et extraordinaire, mort et plein d’animaux sauvages, où les normes sont bouleversées. Des touristes le traversent, des nostalgiques y retournent, des amateurs de sensations fortes y circulent clandestinement, des scientifiques officiellement, qu’ils soient spécialistes des radiations ou de la faune et de la flore et bien sûr des flics, qui s’efforcent d’empêcher tous ces gens de faire n’importe quoi dans un espace grand comme le Luxembourg, ce qui est à la fois petit à l’échelle des nations, mais considérable quand il faut le quadriller.
Les flics sont donc plutôt contrariés quand ils découvrent un cadavre suspendu à une façade d’immeuble, mutilé horriblement. C’est le fils d’un ancien dignitaire soviétique d’origine ukrainienne, un homme de pouvoir richissime, corrompu, corrupteur et habile, forcément, reconverti dans la production de pétrole et habitué à ce que le monde tourne autour de lui. Pour résoudre ce crime, il embauche depuis Moscou un flic à la dérive, un dur comme on n’en fait plus, prêt à tout pour empocher les cinquante millions de roubles promis (soit 500 000 euros), tandis que sur place un autre flic prend à cœur cette enquête avec les pauvres moyens qui lui sont attribués, et essaye de comprendre pourquoi un frappadingue fait tout d’un coup des trucs ignobles dans son secteur.
C’est un roman qui donne envie de prendre une douche de décontamination chaque fois qu’on le repose, c’est dire si le réalisme est prenant. Rien de plus impalpable que les radiations et pourtant elles sont bien là et tout le monde en parle, ce qui n’est pas sans nous rappeler la période actuelle de pandémie.
« Tatiana avait toujours eu une trouille bleue de tout ce qui avait trait aux radiations. Quand il avait commencé à bosser dans la zone, ils avaient failli divorcer à cause de ça. Elle ne voulait plus le toucher. Ni même qu’il rentre chez eux. La mise au point du rituel d’arrivée avait été le seul moyen pour eux d’éviter la rupture. Il avait espéré que ce serait seulement provisoire. Mais sept ans plus tard, le rituel était toujours en place, à peine assoupli. »
Les enjeux sont importants pour les personnages, car le tueur a beau avoir perdu la raison, il n’est pas dénué de motivations cohérentes tandis que des hommes de main armés jusqu’aux dents sont prêts à tuer tout le monde pour que la vérité reste au fond du puits. C’est dire si les bastos volent assez aisément dans l’air contaminé qui entoure la centrale.
C’est un roman très réussi, avec des personnages auxquels on s’attache, des gars burnés qui boivent trop et des filles écologistes qui aiment la salsa, des Ukrainiens traumatisés par ce qui leur arrive encore aujourd’hui, qui n’en peuvent plus d’être secoués sur la route déglinguée de leur histoire.
Un thriller qui apporte son lot d’images fortes, de moments angoissants, de descriptions grandioses des ruines poussiéreuses de Tchernobyl, avec une fin décoiffante dont je ne vous dirai rien.
François Muratet
De bonnes raisons de mourir, Morgan Audic, Albin Michel, novembre 2019
Photo © Adèle O’Longh