Selon Jacques Lacan, de tous les diagnostics la normalité est le plus grave car il est sans espoir. Cette farce l’illustre parfaitement. Elwood, le personnage central, déclare au psychiatre qui l’examine : « Je me suis battu contre la réalité toute ma vie, docteur, et je suis heureux de l’avoir enfin emporté. » Cet homme affable, d’une gentillesse infinie, ne se remet pas de l’inconvénient d’être né. Il a tenté l’alcool mais en vain. Un jour il trouve son pooka, bon génie dans la culture celte… Un lapin géant de deux mètres dénommé Harvey qui a la particularité d’être invisible pour le commun des mortels. Elwood se comporte en toutes circonstances comme si l’animal était réellement à ses côtés. Il lui parle, réagit à ses « paroles », lui tient la porte, le prend par les épaules, commande toujours deux verres au bar. Il échappe ainsi à la médiocrité d’une société corsetée, à la solitude et au désespoir absolu.
Dans sa famille règne la pagaille, le désarroi, la honte et finalement le rejet. On parle à mots couverts de folie. On la redoute. Pendant ce temps le délicieux Elwood transforme chaque rencontre en moment unique, remet toujours sa carte de visite aux personnes croisées et une promesse d’invitation à dîner. En sa compagnie, chacun a l’impression de devenir le centre du monde. Cet original ne ferait pas de mal à une mouche, il suffirait que son entourage accepte sa légère psychose, mais c’est compter sans la pression sociale et l’hystérie qu’elle engendre. Après moult péripéties, il échappe de peu à l’injection médicamenteuse qui aurait fait de lui un homme comme tout le monde. Entre temps on assiste à des quiproquos hilarants, même les psychiatres se mettent à avoir des hallucinations. Mary Chase a le sens du rythme et connaît son affaire.
Cette auteure américaine épouse les codes des comédies de Broadway pour développer un conte anticonformiste. Montée en 1944, reprise en 1953, la pièce fait écho au maccarthysme et à son corollaire, la chasse aux sorcières. L’écriture dramatique réhabilite la fantaisie, le rêve, l’excentricité, la poésie, dans une société dominée par les apparences et les convenances sociales. Plus profondément elle pose des questions d’une actualité brûlante, certaines personnes un peu à l’ouest mais inoffensives doivent-elles être mises à l’écart de la société ? Le danger ne vient-il pas plutôt de celles qui veulent à tout prix les soigner ?
On oscille entre salon bourgeois et asile d’aliénés où se pratiquent les bains glacés, les piqûres abrutissantes et les électrochocs. Le théâtre et le cinéma américain ont été marqués dans les années d’après-guerre par la découverte de l’inconscient et de la psychologie. La contestation d’un modèle social est allée de pair avec la dénonciation des traitements psychiatriques en vigueur. On se souvient du magnifique film de Milos Forman sorti en 1975, Vol au-dessus d’un nid de coucous, tourné dans un établissement psychiatrique de l’État de l’Oregon et dont l’action se situait dans les années 1960. Le héros Randall McMurphy joué par Jack Nicholson est, à l’inverse d’Elwood, braillard, remuant, fauteur de troubles, pugnace mais le propos est le même : l’hôpital psychiatrique est un lieu de normalisation, d’oppression comme la caserne, la prison. Tennessee Williams dans plusieurs œuvres, Soudain l’été dernier ou La Ménagerie de verre, par exemple, a lui aussi dénoncé le conformisme d’une société qui réprime les personnes « différentes ».
La traduction d’Agathe Mélinand pour L’Avant-Scène restitue l’humour corrosif de Mary Chase, sa force tragique. « La fonction du psychiatre, dit le directeur de l’hôpital, est de faire la différence entre celui qui est normal et celui qui joue la normalité. » Le chauffeur de taxi chargé de véhiculer les pseudos-malades rétorque dans un raccourci saisissant : « À l’aller ils sont contents… On regarde les oiseaux qui volent et les couchers du soleil… Parfois on regarde même quand il pleut… Après ils sont emmerdants, y a plus de joie, ils gueulent, attention au frein, fais gaffe au carrefour… Après ils sont comme tout le monde et vous savez quels salauds sont les gens. » Son style burlesque, vachard, nous tient en haleine jusqu’au dénouement final.
L’Avant-Scène éclaire ce texte plein d’esprit d’articles passionnants sur les courants contestataires dans la littérature américaine et d’entretiens avec l’équipe artistique, dont Laurent Pelly qui vient de monter la pièce à Grenoble en janvier 2021. Jacques Gamblin prend la suite de James Stewart, qui créa le rôle d’Elwood au cinéma en 1950. On rêve de voir dès la reprise des spectacles ce comédien danseur prêter sa poésie, sa grâce et son énergie folle à ce personnage attachant qui vit dans un monde parallèle.
Venez découvrir la puissance subversive de Mary Chase, injustement méconnue en France et, comme les chats de Lewis Carol transformés en lapins, peut-être vous demanderez-vous : qui est fou ? Avez-vous vu Harvey ?
Sylvie Boursier
Harvey, spectacle crée en janvier 2021 à la MC2 de Grenoble dans une mise en scène de Laurent Pelly, représentations et tournée en France reportées à 2021 ou 2022.
Texte paru à l’Avant-Scène Théâtre en novembre 2020, dans une traduction d’Agathe Mélinand.
Photo © Polo Garat