Beckett avait rendez-vous avec les Max Brothers au théâtre du Rond-Point dans Kadoc de Rémi de Vos mis en scène par Jean Michel Ribes.
Rémi de Vos mis aborde dès 1995 le thème de la souffrance au travail. Dans le dossier de presse, il déclare : « Avant l’écriture… j’ai exercé toutes sortes de métiers. Comme je n’avais pas fait d’études, c’était généralement des petits boulots que j’abandonnais pour passer à d’autres. Comme mon activité n’avait la plupart du temps aucun intérêt, j’observais les comportements des uns et des autres, les rapports hiérarchiques… Imaginer des personnes qui n’ont rien à se dire forcées de passer une grande partie de la journée ensemble, et cela parfois durant des années, s’apparente pour moi à un cauchemar et me provoque des angoisses dont seule l’écriture va me délivrer… le rire est une façon de ne pas être dupe de l’absurdité de la vie ».
Kadoc est le chassé-croisé de trois couples de la société Krump. Un directeur des ventes, Wurtz, exerce une pression insidieuse sur Schmertz, un employé soumis, tout en se laissant humilier par son épouse neurasthénique. Un dossier de trop et Schmertz se met à avoir des visions : « Quand je suis arrivé, mon bureau était occupé par quelqu’un d’autre. Il était petit et tout à fait grotesque. Il boitait. Il m’a fait penser à un singe… Il allait d’un pied sur l’autre comme s’il marchait sur des œufs. Son costume était trop grand pour lui. J’ai dû me retenir pour ne pas rire ». Quant à Goulon, un veule carriériste, il interprète une invitation à diner de Wurtz comme une assurance de promotion et fait le beau face à son épouse : « demain il veut me mettre à l’épreuve… il ne sait pas à qui il a affaire… quand on veut réussir, il n’y a pas de risotto qui tienne, c’est l’avantage de s’être démené pour s’en sortir… ».
Dans cette pièce, tout est prétexte à l’hypertrophie des egos et aux rapports de domination/soumission. Chacun mime les rapports hiérarchiques dans sa vie personnelle et ourdit des mises à morts symboliques. Une suite de quiproquos entraîne les personnages dans une spirale surréaliste avec le risotto comme enjeu obsessionnel d’un maelstrom explosif.
L’écriture de Rémi de Vos donne ses lettres de noblesse au burlesque moderne en témoignant de la situation tragique de l’homme dans la société actuelle. Les didascalies sont rares, tout est dans les dialogues saignants. Les répliques sifflantes comme des balles font résonner les véritables messages que se « balancent » les six personnages lors de face-à-face d’anthologie, le « double parlé » comme dirait Orwell. Son style tient de la satire à la Jarry émaillé de saillies dignes du dialoguiste Michel Audiard qui avait une tendresse particulière pour une catégorie d’individus bien précise : les cons. La redondance de certains termes gonfle les humeurs des personnages. La langue génère l’action, on s’emballe sur un mot et l’incompréhension généralisée révèle une vis comica incomparable.
C’est un régal pour les comédiens, tous épatants. Avec une dégaine à la Tati, Jacques Bonnafé ondule dans le rôle de Wurtz, onctueux à souhait dans ses tremolos sur le risotto ; son épouse, Marie Armelle Deguy, alterne asthénie et hystérie façon maladie de la Tourette, se déclarant « la prostituée du capitalisme ». Elle assène des bordées d’injures scatologiques intermittentes avec une allégresse décomplexée. Dans la scène finale, totalement trash, plus aucun souci de respectabilité : Goulon traite tout le monde de con hormis sa femme, la piquante Anne-Lise Heinburger, et croit utile, pour se faire respecter, d’agresser son supérieur. Chacun persiste dans son errance. Schmertz, le plus humain de tous, résume la situation : « je pense que nous ne sommes pas ce que nous sommes. Je pense que nous sommes fous sans le savoir et que nous vivons tous fous au milieu de fous qui ne savent pas non plus qu’ils sont fous », tel le Charlot des Temps Modernes que son travail à la chaîne rendait fou, et qui finissait par servir de cobaye pour une machine à broyer les denrées alimentaires. Le décor rétrofuturiste sophistiqué de Sophie Pérez accentue encore le surréalisme de cette farce déjantée.
Jean Michel Ribes, fidèle à son rire de résistance, orchestre brillamment l’univers kafkaïen de Rémi de Vos, véritable catharsis par temps de crise. Venez déguster le risotto aux fruits de mer chez les Wurtz, vous ne serez pas déçus de la visite.
Sylvie Boursier
Kadoc, mise en scène de Jean Michel Ribes, création au théâtre du Rond-Point, représentations du 26 février au 05 avril 2020, interrompues pour raisons sanitaires, tournée à prévoir.
Captation gratuite jusqu’au 08 aout 2021 sur culture box https://www.theatre-contemporain.net/captations.
Départ volontaire suivi de Kadoc de Rémi De Vos, éditions Actes Sud, 2019.
Photo © Giovanni Cittadini Cesi