Le temps où nous chantions, c’est le temps de l’enfance, celui des mélodies fredonnées le soir autour de l’épinette. Le 9 avril 1939, à Washington, la foule se presse pour écouter la diva afro-américaine Marian Anderson. Ce jour-là marque la « rencontre entre le poisson et l’oiseau » : David Strom, un physicien juif allemand émigré aux Etats Unis et Delia Daley, afro-américaine, qui rêve d’être chanteuse. « Comment construiront-ils leur nid » ? Ils s’installent à Harlem où naissent trois enfants qu’ils vont « élever en vue du jour où tous les gens seront au-delà de la couleur de peau ». Le cocon familial est tissé de musique. « Le chant captivait les enfants. [Faisant] comme leurs parents, ils entraient à leur tour dans la danse, et tanguaient d’avant en arrière sur l’Ave verum corpus de Mozart comme ils le faisaient sur Zip-a-dee-doo-dah ». Souvent, les mathématiques ponctuaient le tempo, pour leur plus grande joie.
Jonah, l’aîné, est étincelant. « Sa voix avait l’éclat de l’essence originelle… Libre de grimper dans son esquif et de voguer ». Joseph, pianiste virtuose, est le porte-parole de la famille, le conciliateur. C’est lui le narrateur du roman, lui avec qui nous allons parcourir un demi-siècle d’histoire. Ruth est la fille cadette des Strom, l’enfant rebelle qui refuse le métissage et cherche désespérément son identité.
S’échappant d’une Amérique où les tensions raciales se multiplient, Jonah voyage. À Gand, il se tourne vers la musique médiévale. Il est arrivé au sommet de son art. Sa voix s’élève au-delà de la notion de race pour « revenir par le chant à une période antérieure, pour s’insinuer dans ce moment qui précède la conquête, avant le commerce des esclaves, avant le génocide ».
Aux obsèques de sa mère, Joseph se retourne pour observer les gens, émerveillé par la palette des nuances qui se déploie sous ses yeux. « L’Afrique, l’Asie, l’Europe et l’Amérique se percutaient… Jadis, il y avait eu autant de couleurs de peau qu’il y avait de coins isolés sur terre ». Pourtant, en ce milieu du vingtième siècle, c’est la règle de la goutte unique qui sévit. « Une goutte suffit… Une seule goutte en remontant aussi loin que possible » vous fait passer du pur à l’impur.
Le roman de Richard Powers est l’aboutissement d’un travail considérable sur la complexité d’un système ségrégationniste. La bande-son qui traverse les quelque mille quarante-six pages est remarquable et nous invite, pour un temps, à abandonner notre enveloppe de chair.
Qu’en pensent David et Delia ? « Leurs fils seront les premiers. Des enfants d’un nouvel âge. Les conquérants d’une nouvelle terre, au-delà des races, des deux races, d’aucune race, de l’espèce humaine simplement : un métissage uni, comme les notes qui se joignent pour former un accord »…
Elisabeth Dong
Le temps où nous chantions, de Richard Powers, 10/18, 2008.
Photo © Pere Farré