photo Adèle O'Longh

Jeux de mains
de Hilda Lawrence

Dans ce roman ingénieux paru en 1950, Hilda Lawrence prend pour personnage principal Nora, une femme complètement paralysée, incapable de parler et de faire le moindre geste pour se faire comprendre, et qui pourtant arrive à échapper à une seconde tentative de meurtre et à démasquer son assassin. C’est un roman d’angoisse, mais il est particulièrement passionnant en ce qu’il explore tout ce qui répugne à l’esprit rationaliste et positiviste du noir : les rapports d’écoute, d’attention et de soin, la communication non parlante, sans gestuelle, réduite aux regards et aux attitudes. On peut ajouter que le « hard boil », roman masculiniste sinon masculin, fuit par principe comme la vérole toute manifestation de la psyché, des sentiments et des émotions, de la vie intérieure. Ce sont cependant les émotions et les sensations auxquelles elle est réduite qui permettent à Nora de raisonner, déduire, anticiper, projeter, agir. Et ce pourrait être de la part de l’écrivaine un clin d’œil malicieux aux tenants de l’écriture comportementaliste. Hilda Lawrence s’est amusée aussi dans d’autres romans à faire seconder un duo de virils enquêteurs par deux petites vieilles férues d’énigmes.

Comme toutes les personnes complètement impuissantes, Nora est infantilisée et dominée par celles et ceux qui s’occupent d’elle (surtout trois femmes), mais ces femmes font preuve de la plus fine attention. Elles ne la méprisent pas pour autant, elles cherchent à la comprendre et à communiquer avec elle. On a là une étonnante démonstration de la façon dont des qualités attribuées aux femmes et qui font partie de leur éducation comportementale, bien qu’elles soient généralement considérées comme les sous-qualités d’un sexe fait pour servir, vont contribuer de façon extrêmement active à désarmer un assassin. La petite infirmière s’attache à sa patiente, et c’est parce qu’elle s’y attache qu’elle arrive à la comprendre. Hattie, la cuisinière, a tout de suite mis en place un protocole pour les repas qui réclame la participation de la paralysée, dont personne ne sait que son intelligence et sa mémoire sont parfaitement intactes. Hattie ne le sait pas, mais elle fait ce pari de communiquer avec elle parce qu’elle l’aime, comme elle aimait son fils Robbie.

Nora a peu de moyens d’expression, mais ses regards sont très éloquents, et elle peut refuser de manger ou fermer les yeux, tendre son visage ou le détendre. Cependant, cela ne peut marcher que si les personnes concernées se prêtent à ce jeu épuisant des devinettes muettes et ne cessent de s’interroger, de tester des attitudes, d’être à l’écoute de la malade toutes antennes déployées. Et c’est ce qui se passe pour les trois femmes qui l’entourent. La bienveillance et l’attention ne sont plus les attributs passifs de fades personnalités, mais des qualités véritablement guerrières. Toutes ces femmes, quoique émotives, font preuve d’un grand courage. Elles tissent autour de la malade un véritable réseau de vigilances croisées et ne permettent pas à la malveillance de triompher.

Le récit se déroule toujours en suivant un monologue indirect, puisqu’il est à la troisième personne mais raconte du point de vue intérieur des différents narrateurs. La tension est extrême et très habilement installée : les évènements qui ont concouru à l’accident qui a laissé Nora paralysée comme à la mort de son fils Robbie, dont on découvre peu à peu la personnalité, sont divulgués peu à peu, au hasard des conversations et des souvenirs de Nora. Le rôle de l’ingénue, qui étant totalement extérieure au drame va être l’instrument de sa révélation et de son dénouement, est une jeune infirmière peu expérimentée, Milly.

Le meurtrier, évidemment, fait partie du cercle le plus intime. Il est toujours avec Nora dans la grande maison et attend son heure, alors même que tout le monde croit à un accident et n’envisage rien de criminel dans les malheureux évènements survenus récemment : le suicide de Robbie, et le choc qui a rendu Nora paralytique. L’intrigue en elle-même n’est pas d’une grande originalité, c’est le parti-pris narratif qui fait tout l’intérêt de ce roman.

Lonnie

Jeux de mains de Hilda Lawrence, Série Noire Gallimard, 1950.

Photo © Adèle O’Longh