Cristina vit dans un monde où une étudiante, après quatre heures de queue, doit se battre pour un poulet, littéralement, donner des coups de poing et de pied, puis le tenir saignant serré contre elle pour ne pas se le faire piquer dans la foule qui a pris d’assaut le magasin. Un monde où cette étudiante repousse une « mère au foyer » qui, prise de faiblesse, s’accroche à elle, chacune sa peau, elle est plus forte, plus jeune, « Elle ne veut pas de contact avec cette vieille vache (…) qui n’a qu’à filer gratter la terre à la campagne » … Où la forte et jeune femme, donc, le poulet trempant chemisier et sous-vêtements de son sang, ne peut pas dire non quand elle se fait aborder par un type qui fait appel à sa « conscience de membre du parti ». Un chasseur de traîtres de la Securitate qui lui demande l’accès à son studio pour débusquer de potentiels coupables depuis la fenêtre et qui finalement, après l’avoir sortie des griffes de deux miliciens, se fait payer en nature, ajoutant en prime une boîte de chocolats chinois, un homme qui sait tout d’elle et susurre un surnom qu’on ne lui a jamais donné que dans l’intimité.
« Elle le laisse lui faire tout ce qu’il veut, elle est paralysée par la peur, de toute façon il est plus fort qu’elle, elle ne risque pas de l’étrangler et puis il y a peut-être des micros cachés sous le parquet ou dans ses chaussures, sa montre ou même dans la boîte de chocolats. »
Cristina vit dans un monde où une jeune institutrice, envoyée dans les montagnes noires et glacées des Carpates pour enseigner le roumain à des enfants qui ne le comprennent pas, apprend par des ouvriers que « de toute façon, ils l’apprennent cette langue : les garçons à l’armée, les filles elles se marient et elles n’en ont rien à faire sauf si elles tombent sur un Roumain et alors elles lui suceront directement la bite », où les loups « hurlent sans fin à la lune enveloppée d’une brume macabre » et où « elle se sent comme la lune, loin d’elle-même, morte elle aussi. »
Et pendant ce temps, elle rêve du jour où « elle tapotera sur sa machine à écrire (…) et alors personne ne lui fera peur en lui disant que la police se déplace la nuit pour écouter aux portes. Et les histoires sortiront d’elle par vagues, par bonds comme ceux des loups. »
Cristina aime Nana depuis le lycée. Mais ce n’est pas possible. Elle vit dans un monde qui ne permet pas ce genre d’amour-là. Ce monde, c’est la dictature roumaine – et plus précisément, les dix dernières années du règne des Ceausescu – , l’une des chapes de plomb les plus épaisses du vingtième siècle.
Comme si de rien n’était a obtenu en 2020 le prix Observator cultural, en Roumanie. C’est le premier roman à aborder de front le sujet de l’homosexualité dans ce pays. Alina Nelega a écrit un livre important ; elle a brisé les tabous. Saluons ici son talent, son courage et sa ténacité. Saluons aussi la critique roumaine qui a accueilli ses mots et les a reconnus et récompensés.
Kits Hilaire
Comme si de rien n’était d’Alina Nelega, traduction de Florica Courriol, des femmes-Antoinette Fouque, 2021.
Photo © Pere Farré
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