Catherine Benhamou tente, avec La mélodie sans les paroles, d’approcher la personnalité complexe d’Emily Dickinson, 1830-1886, l’une des plus grandes poètes anglo-saxonnes, qui durant sa vie consacrée à la création littéraire passait pour une folle.
Qui est cette poète, consumée dans l’écriture, qui refuse de publier et de réclamer le statut d’auteur ? Qui est cette femme habillée de blanc, d’autant plus présente qu’elle disparaît, recluse volontaire dans sa chambre d’Amherst ? Elle correspond dans un langage codé, lasse du commerce avec ses semblables, des phrases qui s’écoulent comme de l’eau tiède. Les heures blanches… « Si tu ne parles à personne, tu accumules des pensées qui seront d’or et de lumière », écrit la reine recluse, dont la renommée grandit proportionnellement à son refus de paraître. On dit qu’il faut avoir vécu pour écrire, que l’imaginaire se nourrit de mille vies, murmures, silhouettes de chair et d’encre. Rien de cela chez Emily Dickinson : plus elle se terre, plus l’esthétique se précise avec des illuminations sur la nature, la mort, le drame de la vie. Elle rassemble ses poèmes par paquets de vingt, les coud et les enterre dans un tiroir. « Disparaître est un mieux. »
Elle est là où on ne l’attend pas, Emily Dickinson, qui se libère par le retrait, avec pour amis imaginaires Shakespeare et Dickens, Emerson, Hawthorne et Melville ; « si je lis un livre et qu’il rend tout mon corps si glacé qu’aucun feu ne pourra jamais me réchauffer, je sais alors que c’est de la poésie. Si je sens le sommet de ma tête arraché, je sais aussi qu’il s’agit de poésie. Ce sont mes deux seules façons de le savoir ». On ne s’étonnera pas qu’une femme parlant ainsi au xixe siècle ne soit promise qu’à une gloire posthume.
« À la même époque où elle revêt sa robe blanche, disait Christian Bobin, Rimbaud, avec la négligence furieuse de la jeunesse, abandonne son livre féerique dans la cave d’un imprimeur et fuit vers l’Orient hébété. Sous le soleil clouté d’Arabie et dans la chambre interdite d’Amherst, les deux ascétiques amants de la beauté travaillent à se faire oublier ».
Dans la pièce de Catherine Benhamou, la poète est représentée sous les traits d’Elisabeth, personnage romanesque qui met en scène chacune de ses rares apparitions lors de dialogues avec son père, sa sœur, quelques amis. Ces conversations ont lieu porte close, elle réserve son énergie à la poésie. « Est-ce que les mots sont une monnaie d’échange ? pas pour moi – ils sont trop précieux – mettez-vous à ma place – c’est tout ce que j’ai ». Catherine Benhamou fait résonner le silence, dépouillé de toute théâtralité, pour aller à l’essentiel, la musicalité du langage poétique. Tout est poésie chez Elisabeth, ses rituels de communication épuisent, elle reste seule, sans mari, sans enfants, dans sa chambre et ses jardins. De sa versification minimaliste s’échappent des métaphores inattendues. « Il y a un problème de syntaxe, lui déclare son mentor, souvent le verbe n’est pas à la bonne place, on ne sait plus où on est, quant au complément, il est en orbite, en cherchant bien, on peut le retrouver quelques vers plus loin, mais on a déjà oublié le sujet, on ne sait plus de quoi ça parle, d’une tarte ou de l’éternité ». « C’est fini ? ou bien il reste encore une balle dans le chargeur » , lui rétorque l’auteure.
La Dame Blanche ne cèle rien de ses confrontations avec l’ange, de l’autre côté du miroir, d’où l’on revient après avoir livré bataille, elle en parle simplement comme de la rosée du matin ou de l’araignée qui tisse sa toile. Quelle alternative s’offre aux femmes du xixe siècle pour échapper aux rôles insipides que leur assigne la société ? Se replier sur elles-mêmes ? Rentrer dans les ordres ? Sans éducation, soumises à un patriarcat séculaire, pour la plupart la question ne se pose même pas. Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf cite un écrivain, tombé dans l’oubli depuis lors, qui prétendait qu’une femme qui crée lui faisait penser à un chien debout sur ses pattes arrière. Elisabeth écrit pour ne pas mourir et elle rencontre la beauté, debout sur ses pattes arrière ! Un siècle plus tard, son étoile brille toujours.
Quelle comédienne sera l’Emily Dickinson de Catherine Benhamou ? « Pour voyager, disait-elle, il n’y a pas de meilleur navire qu’un livre ». Embarquez sans attendre avec la grande Dame Blanche qui revit par le souffle de Catherine Benhamou.
Sylvie Boursier
La mélodie sans les paroles de Catherine Benhamou, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, juin 2021.
Car l’adieu, c’est la nuit, Emily Dickinson, anthologie de poèmes, édition bilingue, Gallimard, Poésie/Gallimard, 2007.
Macro ciel – fragment 2 © Gina Cubeles 2018