« En regardant les gens, souvenez-vous de leur naissance encore si récente, ou de leur enfance, ou de leur mort prochaine – et vous les aimerez : tant de faiblesse ! »
Ces mots, de l’écrivain dissident André Siniavski, dans Une voix dans le chœur, pourraient s’appliquer aux personnages du roman de son fils, Iegor Gran, Les Services compétents. Après nombre d’années passées à se demander comment écrire l’histoire de ses parents et de ses premières années de vie en URSS, ce dernier nous livre une vue de l’intérieur drolatique des services secrets russes, ce « Nous nébuleux collectif, sorte de vapeur » – invisible quand tout va bien.
Son livre nous entraîne plus particulièrement dans la psyché du lieutenant, puis capitaine, puis général Ivanov, qui à la suite d’une enquête de six ans, « à partir d’un article de rien du tout, paru en France dans la revue Esprit… Une crotte de nez… », en 1959, finit par arrêter son père pour propagande antisoviétique en 1965. André Siniavski, jugé pour des récits de fiction publiés à l’étranger qui « calomniaient le régime et sapaient la puissance de l’État soviétique », sera condamné aux travaux forcés, dans un camp à régime sévère, où il charriera des sacs de charbon la nuit, et d’où il reviendra plus de cinq ans après sous la forme d’un vieillard édenté au dos en forme de double S.
« Ivanov s’extasie de l’humanisme du système. Vous ne voulez pas subir de perquisition, être arrêté, avoir des ennuis ? Occupez-vous de vos oignons et cessez de gangrener l’idéal de ceux qui veulent changer le monde. On n’exige pas de vous d’être un parfait communiste, mais au moins ne salopez pas les efforts des autres. »
Iegor Gran, d’après un compte rendu de perquisition, a pris les noms réels des fonctionnaires impliqués dans l’arrestation de son père, il a suivi leur carrière. Pour écrire ce récit désopilant autant qu’éclairant, il s’est imprégné de témoignages, de mémoires de généraux du KGB qu’il a accompagnés dans leurs études – et leurs désarrois devant l’arrivée des biens de consommation capitalistes qui pleuvaient « comme une malédiction » et sapaient la vertu du peuple.
« Les citoyens de ce genre, fascinés par tout ce qui vient de l’Occident, sont les maillons faibles de notre système. Ils sont sur la pente glissante de la capitulation morale. Ils en oublient leurs grands-pères qui ont donné leur vie pendant la guerre civile pour renverser l’oppression tsariste. Ils laissent l’égoïsme individualiste prendre le dessus. »
Sous Kroutchev, de 1959 à 1966, le pouvoir hésite ; doit-on aller vers plus de répression ou plus de rééducation ? Le Dégel, consistant à ne plus éliminer radicalement les éventuels opposants comme sous Staline, mais à les faire disparaître de la circulation pour les rééduquer, s’est substitué aux exécutions massives. Le comité central a à cœur de ne pas froisser les partis frères français et italiens, ainsi que leurs intellectuels et artistes. Trop de répression nuirait à l’image de la nation – ce qui n’empêche pas que celle-ci doive être protégée des éléments perturbateurs.
« Si vous croyez que le pays où l’ont vit est le plus grand du monde, détrompez-vous – l’Union soviétique est une île. Un lopin de terre perdu dans un océan hostile. Une tache de clarté dans une étendue sans fin d’eau toxique »
Les Services Compétents sont la colonne centrale du régime, le « système immunitaire de la patrie ». Ivanov appartient à la huitième section, celle de la propagande anti-soviétique, qui est en lutte contre tout ce qui peut jeter une ombre sur l’idéal du pays. Victimes des agissements terroristes d’intellectuels maléfiques qui s’obstinent à dénigrer le socialisme, pris dans un combat sans fin, en manque chronique d’effectifs, ses membres sont d’une détermination sans faille. De leurs missions infinies, résulte « une attitude saine de défiance envers tout le monde ». Ivanov tient à rester juste. Il n’est pas sadique, même s’il est parfois obligé d’utiliser des méthodes qui ne lui plaisent pas.
« Comme des enzymes digestifs, le lieutenant Ivanov et ses camarades sont des gardiens invisibles et efficaces. Ils défendent l’organisme au bouclier, ils éradiquent ses ennemis à l’épée. Le corps sain ne se doute même pas qu’il y a ces sentinelles dévouées qui veillent sur lui jour et nuit… Une rencontre avec un étranger ? Un livre antisoviétique ? Une blague de mauvais goût ?… L’intrus est repéré, suivi, étudié. On assimile sa tactique. Puis on l’élimine. Tout en surveillant les métastases, toujours possibles. »
Iegor Gran a l’élégance de nous faire passer un très bon moment avec l’iniquité et la férocité qui ont jalonné l’histoire de l’URSS en général, et de sa famille en particulier. Son ton, parfois presque aussi empathique que parodique, nous rendrait presque aimables les membres du KGB. Ce sera parce qu’il s’est souvenu « de leur naissance encore si récente, ou de leur enfance, ou de leur mort prochaine »…
Kits Hilaire
Les Services compétents de Iegor Gran, Folio 2021.
Photo © Gina-Cubeles 2021