Le monde englouti d’Isroel Rabon
Rabon, auteur de langue yiddish exécuté par les nazis en 1942, voit le jour en 1900 et grandit dans le quartier juif de Balut, la banlieue ouvrière de Lodz, alors dans la partie polonaise de l’empire russe. Orphelin et vagabond, la rue est son terrain de jeu principal, il devient peintre, poète, essayiste, polémiste… La plupart de ses textes ont disparu excepté deux romans, Balut et La Rue.
Balut nous plonge dans ce qu’il appelle « le caniveau du monde », un faubourg de Lodz où vit le prolétariat juif des ouvriers tisserands. Loin du réalisme d’un Zola, Rabon met en scène de multiples personnages difformes, truculents, grotesques, dans une veine au symbolisme hallucinatoire à la Jérôme Bosch avec des monstres, des diables mélangés à une humanité qui tente de vivre. Beaucoup de mutilés, de blessés traversent la rue dont il décrit les corps écorchés, les carcasses cabossées à la manière d’un Soutine. « Une armée de punaise a pris possession de son pantalon… seul un bout de nez rouge, couvert de boutons, dépasse de la couverture… une rougeur maladive qui fait penser au typhus est répandue sur son visage ».
Sa langue s’inscrit en nous de manière aussi intime qu’ineffaçable parce qu’elle est dépourvue de tout pittoresque, presque pauvre, diamant littéraire pur, à la hauteur d’un Dickens dans sa peinture de l’enfance nue, les petits orphelins du faubourg livrés à eux-même et proies faciles des adultes, les ogres des contes de Grimm. Tous, petits et grands, déploient une énergie phénoménale pour vivre au sein du ghetto.
Marcel Bozonnet crée au Théâtre du soleil La Rue qui raconte la déambulation d’un soldat sans feu ni lieux, pris dans la tourmente de l’histoire en Pologne, quand l’antisémitisme fait loi. Il a été démobilisé et alterne le présent de son voyage avec ses souvenirs. L’effroi nous saisit à son écoute : « Tu es condamné à la rue, où que tu ailles, où que tu viennes, ce sera toujours la rue, la rue, la rue. Tu as le visage blanc. Emacié. Les joues creuses. Tu as une abondante barbe. Tes cheveux raides de crasse s’échappent de ta casquette. Dans tes yeux brille une étincelle mauvaise allumée par des nuits d’insomnie. Ta figure est d’une étrange pâleur. Avec ta capote en haillons au col relevé, tu as l’air d’un revenant. Toute ton allure dit : Cet être – c’est sûr – vient d’ailleurs. Tu poursuis ton chemin sans t’arrêter… »
Les héros de Rabon sont dissociés de toute collectivité, voués à une solitude existentielle. Ils errent dans les Balkans jusqu’aux territoires reculés du nord « Aujourd’hui tu es à Lemberg, demain à Lodz et après-demain à Budapest. Aujourd’hui tu es juif, demain, tchèque, après-demain, hollandais et une semaine plus tard, letton. Sinon, c’est rester planté toute sa vie au même endroit… Je ne me vois pas faire ça toute ma vie… Celui qui a goûté au cirque ne sera jamais un homme rangé ! Il ne pourra s’empêcher d’aller de pays en pays, de courir le monde comme le vent ! ». Le soldat devient mineur et mourra enseveli lors d’un éboulement sous un linceul neigeux.
La pièce suit sa déambulation dans une sorte de yiddish land. Il a combattu les Prussiens et les Ukrainiens, connu la faim, le gel, la boue sans n’éprouver aucun ressentiment, multipliant les rencontres. La moindre gentillesse le bouleverse. Tel un être victime de sévices qui fond devant un peu de douceur, lorsqu’une petite fille lui dit « merci monsieur », il en est bouleversé. Homme-sandwich le jour, il se réfugie la nuit dans le poitrail d’un cheval agonisant, croise le parcours d’autres migrants en quête de travail d’est en ouest à travers l’Europe centrale peuplée de cirques nomades, de forêts magiques. « Pour tromper la solitude, commente Rachel Erte, la traductrice, il va côtoyer des clowns moribonds, des athlètes entre amour et mort, des poètes suicidaires, venant la nuit réciter leurs vers dans des théâtres vides ».
Comme l’avait fait Tadeusz Kantor dans La classe morte, Marcel Bozonnet privilégie le visuel avec des marionnettes et un grand mannequin figurant les fantômes disparus ; à la fin le héros portera sur son dos sa pauvre carcasse disloquée, effigie du vieillard qu’il aurait pu devenir.
On reçoit ce spectacle comme un coup au cœur. Les éléments plastiques, le son et la scénographie, en résonance avec la voix juvénile du comédien Stanislas Roquette, d’une justesse sans failles, le rendent inoubliable. Dans le sillage d’Antoine Vitez Marcel Bozonnet ressuscite les morts, le yiddish, les spectres ensevelis dans les plis de la mémoire. Il le fait en poète et en orfèvre du plateau, dans une esthétique expressionniste qui restitue la subjectivité de l’expérience vécue. Son soldat, c’est L’homme qui marche de Giacometti, Le cri de Munch, l’écrivain lui-même ressuscité des limbes de Pitchipoï, l’armée des ombres de Radom, Vilnius, Dantzig, Cracovie, Prague, à la recherche d’un havre de paix et d’un refuge contre l’adversité. A la toute fin, les comédiens plient bagage, installent les marionnettes dans leur petit chariot ambulant dénommé balagan en russe puis en yiddish et synonyme de chaos en hébreu, le vent les emportera.
Notre imaginaire est leur seule patrie désormais car « nous sommes faits de la même étoffe que les songes disaient Shakespeare, et notre petite vie, en somme, la parachève ».
Merci à Monsieur Bozonnet et à sa compagnie « les Comédiens voyageurs », allez les voir et lisez Isroel Rabon de toute urgence !
Sylvie Boursier
La Rue d’après le roman d’Isroel Rabon, traduit du yiddish par Rachel Ertel, adaptation et mise en scène de Marcel Bozonnet, création à la cartoucherie de Vincennes du 15 au 25 septembre, puis du 5 au 10 octobre 2021, tournée 2022.
La Rue d’Isroel Rabon éditions Julliard, 1992.
Balut, éditions Folies d’encre, 2006.
Royaumes juifs, trésors de la littérature yiddish, incluant Isroel Rabon, édition établie par Rachel Ertel chez Robert Laffont – Collection Bouquins – 2008 / 2009.
Photographie © Pascal Gely / Hans Lucas