Natacha Appanah, dans une vidéo, explique que la femme dont on suit la nuit dans son dernier roman paraît avoir des hallucinations qui sont en réalité des « vapeurs de son enfance » et que la pluie ininterrompue semble « lui renverser la tête, lui renverser le coeur »*. On ne sait pas quelle est la part du souvenir chez cette femme qui a perdu son mari, rempart contre le monde. Qui est cette personne sans âge et sans passé qui ne mange plus, ne se lave plus, qui se meut dans le flou? A-t-elle des bouffées délirantes? Y a-t-il vraiment un jeune homme assis face à elle, dont la présence lui fait à la fois perdre et retrouver la mémoire ?
« Quand le garçon est là, il y a un mur entre certains mots et moi, entre certains événements et moi, je tente désespérément de les atteindre mais c’est comme s’ils n’existaient plus. Quand le garçon est là, je deviens une femme qui balbutie, qui cherche, qui tâtonne, qui bégaie, ma langue est lourde, j’émets des sons tel un petit enfant, sa, se, si. »
Petit à petit, cette femme ne peut plus résister aux flots que la mort et la pluie font monter dans son esprit, elle est rattrapée par un passé qu’elle a fui jusqu’à Paris. « Je me souviens de tout, ça vient comme une envie de vomir, ça me prend aux tripes et ça va rejaillir en grumeaux noirs et gluants, dans cet endroit où j’ai connu la paix. »
Une « fille gâchée ». C’est ainsi qu’on la désignait au Sri Lanka avant le tsunami de 2004 qui a emporté corps et mémoires. D’abord une enfant cachée, enfermée, puis déclarée gâchée dans un centre pour filles qui tenait du camp concentrationnaire.
Pourtant, au début, celle qui portait alors le prénom hindou Vijraya – avant d’en être dépossédée, comme de son corps, de sa voix, comme du reste, « rien ne t’appartient » – a vécu une enfance privilégiée, une enfance de tous les possibles. Elle a grandi entre un père intellectuel athée et une mère hindouiste. Elle aimait apprendre, jouer, étudier, et suivre ses cours de danse classique indienne. Vijraya riait et chantait, légère et insouciante, inconsciente des ombres qui la menaçaient en cette fin de vingtième siècle en proie à la répression meurtrière d’un état nationaliste et aux pogroms de Tamouls.
Son insouciance prendra fin d’un coup.
« Mon père m’a appris que, chez les hindous, les nouveaux mariés tournent sept fois autour d’un feu. Me voilà tournant autour de ce bûcher sans pouvoir m’arrêter comme si j’épousais mon propre malheur, comme si je me mariais à la fin terrible de mon enfance, comme si je voulais m’attacher à la vie, à la mort, à cette barbarie. »
Une fois de plus, Natacha Appanah réussit à parler du pire en douceur. À compenser la noirceur du propos par un verbe si doux qu’il nous révèle l’un des envers du décor sans nous précipiter dans le désespoir. C’est une qualité très rare.
Kits Hilaire
Rien ne t’appartient de Nathacha Appanah, Gallimard 2021
Photo © Adèle O’Longh