En ce début d’année, la littérature est à l’honneur sur la scène théâtrale avec plusieurs adaptations de grands textes romanesques.
Jean Quentin Châtelain reprend Premier Amour, de Samuel Beckett, qu’il avait créé il y a vingt ans. Cette nouvelle, pur diamant littéraire, relate la rencontre improbable de deux marginaux, sur un banc public. Chez Beckett le romantisme n’est pas de mise et toute relation humaine se révèle décevante même les rencontres amoureuses. L’amour est réduit à sa dimension triviale, le héros se met à bander et cette matérialité le déroute « Elle se mit à se déshabiller, […] elle enleva tout, avec une lenteur à agacer un éléphant, sauf les bas, destinés sans doute à porter au comble mon excitation. C’est alors que je vis qu’elle louchait. Ce n’était heureusement pas la première fois que je voyais une femme nue, je pus donc rester, je savais qu’elle n’exploserait pas. […] Vous ne vous déshabillez pas ? dit-elle. Oh, vous savez, dis-je, moi je ne me déshabille pas souvent. » En cherchant à fuir, le narrateur prend conscience de son amour pour cette femme, prostituée de son état car, comme il dit, « l’amour, cela ne se commande pas. »
Le génial Beckett déjoue notre attente à chaque phrase ; son humour féroce nous enchante, l’humanité du narrateur à la mémoire vacillante, fils de famille rejeté par les siens, nous émeut. Jean Quentin Châtelain, comédien shakespearien à la John Gielgud se délecte de ce texte et fait sienne la musicalité de l’auteur. Sur la scène nue, une chaise pivotante pour seul accessoire, sa voix organique grommelle, mastique les mots, crée la surprise à chaque scansion ; cette langue de peu d’un auteur totalement dénué de pittoresque prend une dimension prophétique.
L’acteur entre en transe, il noue un dialogue singulier avec l’auteur comme si nous, spectateurs, n’étions pas là. Il s’efface et le rire existentiel de l’écrivain retentit face à un monde où s’agitent des êtres qui se donnent l’illusion d’exister. Vladimir et Estragon ne sont pas loin, ces non-sujets qui ont fait de l’ennui une quête ontologique.
Autre marginal, aux antipodes du précédent, Martin Eden, le double romanesque de Jack London. Au théâtre Essaïon, Véronique Boutonnet crée et joue un récit à mi-chemin entre la vie de l’auteur et celle de son héros. Le décor figure un voilier, le Snark, à bord duquel Jack London s’est embarqué pour un voyage vers les mers du sud en compagnie de sa seconde épouse et de deux marins. Nous embarquons avec eux dans la brume des alizés avec force tempêtes, souffle épique, et alcool fort. Le spectacle met en avant la violence sociale de la société américaine au début du siècle et la condition de l’artiste. Certains moments sont d’une grande puissance. Ainsi le ballet incessant des allers retours de manuscrits assortis d’un mépris de classe vis-à-vis d’un écrivain qui crève de faim et le suicide du héros enroulé aux cordages « sur le bateau, n’ayant plus le goût à rien, il se laisse glisser à la mer. Sans boussole, sans rames, sans port à l’horizon, il se laisse aller à la dérive, sans lutter davantage, puisque lutter c’est vivre et que vivre c’est souffrir ». Véronique Boutonnet est très juste. Elle compose avec ses partenaires un spectacle généreux et nous fait partager son amour pour ce texte magnifique. Au cinéma, Martin Eden a été adapté par Pietro Marcello en 2019. Son film, un chef-d’œuvre à ne pas rater, situe l’action dans le Naples populaire et industrieux du début du XX° siècle qui voit un jeune ouvrier tomber amoureux d’une riche bourgeoise et connaître les vicissitudes du transfuge de classe.
Dans ce même théâtre Essaïon, Philippe Andréani s’est intéressé à un autre écrivain qui comme le dit le sous-titre, « n’a pas souvent dormi tranquille », François Rabelais. Il nous rappelle que l’auteur épris de liberté, pourchassé toute sa vie durant pour ses idées jugées subversives a payé cher sa fantaisie, son amour de la chair, du vin, du verbe, son indépendance vis-à-vis du dogme. On avait oublié que son éditeur, Etienne Dolet, fut étranglé puis brûlé avec ses livres sur la place Maubert, le bûcher réservé aux imprimeurs.
Sylvie Boursier
Premier Amour mise en scène de Jean-Michel Meyer au Théâtre du Gymnase, du 28 janvier au 27 février 2022, à Sénart et Dieppe en novembre 2022, tournée à prévoir, texte édité par les éditions de Minuit en 1970.
Martin Eden, mise en scène de Richard Ancelin, du 28 janvier au 09 avril au théâtre Essaïon à Paris, du 7 au 30 juillet festival off d’Avignon au théâtre Essaïon-Avignon, texte réédité chez Folio Gallimard en 2016.
François Rabelais, Portrait d’un homme qui n’a pas souvent dormi tranquille, mise en scène de Jean-Pierre Andréani, du 21 janvier au 04 avril au théâtre Essaïon, du 7 au 30 juillet festival off d’Avignon au théâtre Essaïon-Avignon
Photo, Premier Amour Christophe Raynaud de Lag