«…Il y a les collines, arrondies, émoussées, brûlées, surgies du chaos, peintes de chrome et de vermillon, s’élevant jusqu’à la limite des neiges. Entre les collines s’étendent de hautes plaines d’apparence horizontale, emplies d’un intolérable éblouissement solaire, ou d’étroites vallées baignées de brume bleutée. La surface des collines est veinée de traînées de cendre et de coulées de lave inaltérée. Après les pluies, l’eau s’accumule dans les creux des petites vallées fermées et, s’évaporant, laisse des étendues de pur désert, dures et sèches, appelées localement « lacs asséchés ». Là où les montagnes sont abruptes et les pluies abondantes, la mare ne devient jamais tout à fait sèche mais sombre et amère, ourlée des efflorescences de dépôts alcalins. Une fine croûte de ces sels cerne le marécage au-dessus de la zone de vie végétative, qui n’a ni beauté ni fraîcheur. »
La misogynie ordinaire se révèle dans la façon dont certains écrivains sont glorifiés et d’autres pas, la façon dont on dresse des autels à certains et celle dont on efface les autres de toute postérité. Et pourtant… Le pays des petites pluies est sorti la même année que L’appel de la forêt, de Jack London, et les deux écrivains se rencontrèrent ultérieurement et devinrent amis. Ils firent partie des fondateurs de la colonie d’écrivains de Carmel. Tous deux s’inscrivent dans cette lignée d’écrivains États-Uniens qui sur les traces de Thoreau inaugurèrent le nature-writing, rompant avec la vision utilitaire et hors sol de ce qu’on n’appelait pas encore des écosystèmes. Ce genre pas toujours bien accommodé dans le reste du monde implique un renversement complet de regard : le reste du vivant et les paysages y sont inclus non comme décor mais comme acteurs à part entière, perçus comme une complexité dynamique, ce qui explique que la plupart des écrivains de cette lignée se distinguent, comme Thoreau, par une attention naturaliste méticuleuse et une sorte de fusion émotionnelle avec leur milieu. La préoccupation environnementale y est centrale, c’est déjà une pensée écologique qui se replace dans le tissu du vivant. De ce point de vue Mary Hunter Austin, qui passa de longues années à cheval à sillonner les déserts du sud de la Californie pour lesquels, au fil des ans, elle développa une véritable passion, est une représentante parfaite de ce mouvement. Il aura fallu plus d’un siècle pour qu’on s’avise en France de son existence. Une autre de ses parutions datant de 1906 et édité en France en 2016, Le troupeau, relate la vie des bergers basques et alpins envahissant la Sierra Nevada avec leurs troupeaux de moutons, méprisés par les cow-boys car ils allaient à pied et parlaient des dialectes barbares, en butte aux autorités lors de la création des premières grandes réserves naturelles.
Le Pays des petites pluies est une mosaïque, comme le désert, d’instantanés, de réflexions et de récits sur « le pays des frontières perdues ». Ce qu’il y a de saisissant dans cet assemblage est la révélation de l’extraordinaire acharnement de la vie à peupler en abondance les lieux les moins hospitaliers.
« Lors d’un printemps brûlant et étouffant dans la région de Little Antelope, j’ai eu l’occasion de passer fréquemment à proximité du nid d’un couple de sturnelles, malencontreusement situé à l’ombre d’une herbe fort mince. Je ne les ai jamais vues en train de couver si ce n’est à la tombée de la nuit, mais à l’heure du midi elles se tenaient debout ou penchées sur le nid, proches de l’évanouissement avec leur bec pitoyablement entrouvert, attachées à faire écran entre leur bien le plus précieux et le soleil. Elles conjuguaient parfois leurs efforts, avec leurs ailes étendues et à demi relevées, pour maintenir un coin d’ombre sous une température qui finit par me pousser, en un geste de compassion, à leur faire don d’un bout de toile afin de former un abri permanent. Il y avait dans cette région une clôture qui entourait un parcours à bestiaux, et tout le long de ses quinze milles on pouvait être sûr de trouver un oiseau ou deux dans le trait d’ombre dessiné par chaque piquet – parfois le moineau et le faucon voisinaient, l’aile basse et le bec entrouvert, abattus dans la trêve surchauffée de midi. »
Le livre est découpé en thèmes : Le pays des petites pluies, Sentiers des sources de la Ceriso, Les charognards, Le chercheur d’or, Terre shoshone, etc.. et chaque chapitre offre un angle de vue différent sur les mille et une façons d’habiter le désert, qui s’avère être un lieu surpeuplé dans les différentes dimensions propres aux végétaux, souterraine, aux insectes et aux oiseaux, aérienne, aux humains et aux autres animaux qui tracent leurs pistes blanches sur le sol du désert, terrienne.
« Ni la pauvreté du sol ni celle des espèces n’explique la rareté de la végétation du désert, mais simplement le fait que chaque plante y a besoin de plus d’espace. Il faut s’assurer de disposer de tant de terre pour extraire tant d’humidité. La véritable lutte pour la survie, le véritable cerveau de la plante, est sous la surface du sol ; au-dessus il y a la place pour un développement parfaitement harmonieux. Dans la Vallée de la Mort, réputée pour être le cœur même de la désolation, vivent deux cents espèces identifiées. »
C’est avec une véritable ivresse que Mary Austin rend compte de cette profusion de vie :
« Allez aussi loin que vous l’oserez au cœur d’une contrée solitaire, jamais vous n’irez si loin que la vie et la mort ne soient là devant vous. Des lézards colorés entrent et sortent des fentes des rochers et halètent sur les sables blancs brûlants. Des oiseaux, même les oiseaux mouches, nichent dans la broussaille de cactus ; des pics sympathisent avec les yuccas démoniaques ; et parmi les lieux désolés dépourvus d’arbres retentit la musique nocturne des moqueurs. Si c’est l’été et que le soleil a bien baissé, on y entend l’appel de la chevêche des terriers. D’étranges créatures à poil, rusées, cinglent à travers les espaces ouverts ou se tiennent immobiles sur les kiosques de la créosote… »
Féministe entêtée et activiste écologique de la première heure (elle participa avec son époux à la bataille acharnée – et perdue — des fermiers pour empêcher la ville de Los Angeles de s’accaparer les ressources en eau de la vallée de l’Owens, ruisselant de la Sierra Nevada), elle fut aussi une excellente connaisseuse et une défenseuse des autochtones. Elle rend ainsi hommage à un homme médecine exécuté après une épidémie de pneumonie qui emporta un tiers du campoodie, Winnenap’ :
« Puisqu’il apparaît que nous œuvrons à notre propre ciel ici-bas, il ne fait pas de doute que nous aurons aussi notre rôle dans celui de l’au-delà, et je sais ce que sera celui de Winnenap’ : il vaudra la peine d’y aller si on a la possibilité d’y vivre à sa guise. Il sera couleur fauve sous les pieds, tapissé de hyacinthe et de jaspe, veiné de calcédoine, et pourtant ce ne sera pas un paradis de livre de cantiques, mais les grands espaces du pays shoshone. »
Lonnie
Le Pays des petites pluies, Mary Austin, parution originelle 1903, parution française 2011, traduction de François Spect, Attitudes, Ed. Le mot et le reste.
Illustration: Le Pays des petites pluies, Mary Austin 1 © Gina Cubeles 2022