« Parce que c’était lui, parce que c’était moi », la phrase célèbre de Montaigne vient à l’esprit lorsqu’on évoque le lien qui unit durant dix ans Marcel Proust à sa fidèle gouvernante Céleste Albaret. Par ses débuts d’abord, qui ressemblent à un coup de foudre lorsqu’elle pénètre « pour le croissant » dans la chambre du malade enfumée de fumigations qui dissimulent son visage d’asthmatique. Par la trace laissée dans la vie de l’octogénaire qui déclarait : « J’avais vécu dans un monde si merveilleux auprès d’un homme unique, que je n’arrivais pas à me refaire aux banalités de la vie. Même les horaires normaux étaient un problème. Je ressemblais à un oiseau de nuit condamné tout à coup à ne plus vivre qu’au grand jour. […] Huit années, jour après jour, sans en manquer un seul, cela fait beaucoup plus que les “Mille et une nuits“ ! ».
Elle vécut avec lui dans ce qu’elle appelait « un monde à l’envers », puisque Proust vivait essentiellement la nuit. Chaque fois qu’il rentrait d’une soirée, il appelait Céleste pour lui faire un compte rendu, une manière de tester oralement son œuvre sur elle. Le tout-paris littéraire de l’après-guerre revit par sa bouche dans l’intimité d’un homme littéralement voué corps et âme à son œuvre. Céleste a l’anecdote théâtrale, le sens des dialogues et beaucoup d’humour. Elle raconte comment elle eut l’idée des « becquets » associés aux manuscrits de l’écrivain, ces papiers collés où il annotait ses corrections.
Des entretiens de Céleste Albaret avec Georges Belmont, Ivan Morane a extrait certaines séquences et confié à Céline Samie le rôle de Céleste pour un seul en scène en tous points réussi. Merveilleusement éclairée par le metteur en scène lui-même, cette grande comédienne, sociétaire de la comédie française, à la mémoire kinesthésique, sa main frôle délicatement sa joue à l’évocation de Marcel. Elle joue de cette façon qu’il avait d’allonger la seconde syllabe de son prénom avec un phrasé en rouleaux qui n’en finit pas. Droite, de biais, de dos, sur sa chaise, le corps de la comédienne tout entier est réminiscence, tendu par l’émotion avec le tact qui convient à cette correspondance d’âme à âme. Alors oui certainement Céleste idéalisait l’auteur de la Recherche mais on la comprend vu l’infinie délicatesse de Proust à son égard.
On ferme les yeux par moments et l’on entend la petite sonate de Venteuil, les derniers instants, la dernière nuit où elle le veilla fidèlement. Que vous ayez lu ou non Proust allez-y parce qu’avant tout vous vivrez un moment pur de théâtre. En sortant du Petit Louvre, respirez, imaginez l’hôtel de Cabourg, l’ivoire d’un biscuit, l’écho d’une voix, l’écume des jours de cet amour hors du temps et laissez infuser ensuite à l’ombre des platanes d’Avignon, sans vos SMS, réseaux sociaux, Facebook, sans rien.
Sylvie Boursier
Monsieur Proust, d’après les entretiens de Céleste Albaret avec Georges Belmont publiés aux éditions Robert Laffont, mise en scène Ivan Morane au théâtre du Petit Louvre salle Van Gogh à 10h festival off Avignon.
Jusqu’au 29 juillet relâche le 19 et 26 juillet.
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