Colonisation et terreur
Ce roman de Mathieu Belezi est vraiment très étonnant, d’une part par ce qu’il traite, la colonisation de l’Algérie, un sujet pas très fréquent, mais surtout par la façon dont il raconte ces événements. Deux points de vue se succèdent, celui de Séraphine, une femme d’une modeste colonie agricole composée de quelques dizaines de familles de paysans français qui viennent de s’installer, attirés et trompés par des bonimenteurs, et celui d’un soldat qui raconte sa vie dans une de ces colonnes infernales chargées de pacifier à coups de baïonnette, de viols et de massacres, une belle vie d’aventures et de longues marches qui a l’air de lui plaire beaucoup.
On est bouleversé par les malheurs de ces paysans déracinés, ils subissent le froid, les maladies, les fortes chaleurs, la vengeance parfois de quelques autochtones. Les colons doivent construire leur maison à partir de rien avec de pauvres planches, ils ont du mal à travailler ces terres arides, à comprendre le climat, à s’adapter alors que le destin les décime. Et on est révolté par les exactions commises joyeusement par la troupe de soudards tricolores, les étripages, l’exploitation sexuelle des femmes prisonnières, la bonne humeur de leur capitaine, à l’aise dans cette espèce de piraterie terrestre, pour qui la pacification c’est bien sûr et avant tout la terreur systématique.
L’écriture est vraiment formidable, on passe du désarroi de Séraphine à l’ivresse du pillage :
«… avant d’être partagés en deux groupes pour rejoindre au plus vite deux colonies agricoles tracées à l’aveugle par quelques fonctionnaires de malheur, et de quitter enfin Bône sur les prolonges de l’armée, et de suivre une route, que dis-je ! un vague chemin à travers champs et rocailles, sous le regard mauvais de gamins crasseux, de femmes cachant leurs bas instincts sous des guenilles criardes. »
« regardez-nous peuple de gredins, engeance du diable, vous avez beau nous épier derrière les murs de vos gourbis, (…) rien ne nous arrête ne nous arrêtera jamais, nous marchons comme un seul homme dans les rues coupe-gorge de vos villes et de vos villages, saccageant vos mosquées, vos casbahs, vos tombeaux, piétinant avec rage vos champs de blé, coupons à la hache vos orangers, oliviers, citronniers, amandiers, tout ce qui peut nous servir de bois de chauffage lorsque nous campons à la belle étoile, et qu’il fait froid, et qu’il faut réchauffer nos pauvres guiboles fatiguées, nous détournons l’eau des sources pour nos gosiers assoiffés, nous prenons de force vos chameaux, vos troupeaux de moutons, sourds à vos contorsions de désespoir, vos jérémiades de bonnes femmes, vos pleurs bien mal imités. »
Mathieu Belezi nous parle de la colonisation sans rien dévoiler vraiment, même si je ne connaissais pas ces colonies agricoles à la dérive, mais il nous fait partager des émotions fortes grâce à une écriture inventive, originale, tourmentée. Il réussit à nous transporter dans cette malheureuse Algérie de 1845 qui subit le choc brutal d’une colonisation qui est à la fois une conquête violente et un peuplement forcé, une aventure dont seuls quelques-uns profiteront, les grands propriétaires bien sûr, les généraux comme Bugeaud évidemment.
À ce sujet, on commence à parler de lui pour déboulonner ses statues et débaptiser les nombreuses rues, places, écoles (comme à Marseille) à son nom. Il est grand temps.
Attaquer la terre et le soleil est un livre qui secoue, avec une écriture magnifique, puissante, bouleversante, un livre qui a reçu plusieurs prix (Prix du Livre Inter, Prix littéraire du journal Le Monde,…), un livre à lire absolument.
François Muratet
Attaquer la terre et le soleil, Mathieu Belezi, Le Tripode, 2022