Love

Avez-vous vu Do you love me ?
De Tonia Noyabrova

Ce film sombre et tendre met en scène une adolescente de dix-sept ans, Kira, à Kiev, au moment où elle bascule à grand-peine dans l’âge adulte. Coiffée à la garçonne et férue de produits d’exportation des USA dans une Ukraine au bord de l’effondrement soviétique, elle se distingue par sa candeur et son désir ardent de devenir une femme, une actrice, d’entrer de plein pied dans la vie. Son insécurité enfantine lui fera demander par trois fois à trois personnes précieuses pour elle, son père, sa mère, son compagnon d’infortune, tu m’aimes ? ce qui donne le titre du film. Mais la question n’est pas là, elle n’est jamais là. On ne peut s’empêcher de penser à la phrase de Chandler dans je ne sais plus quelle nouvelle « Elle avait la dégaine d’un chaton abandonné dans une maison où on se fout complètement des petits chats. » De fait, le monde de Kira va s’effondrer intégralement. Sa famille d’abord, puisque ses parents se séparent assez brutalement sans qu’elle ait eu le temps d’anticiper le choc, le pays ensuite, au cours d’un hiver où le chauffage cesse d’être fourni dans le lycée qu’elle va cesser de fréquenter, où la nourriture devient de plus en plus difficile à trouver.

À l’occasion d’une rageuse et sincère tentative de suicide provoquée par la séparation violente de ses parents, Kira rencontre Misha, jeune ambulancier qui la sort de la baignoire pour lui faire vomir les multiples médicaments qu’elle a avalés. Une idylle bancale se noue entre le jeune homme et la gamine. Misha est harassé, il sort tous les jours batailler avec la mort tandis que Kira, désemparée, organise une boum dans l’appartement communautaire où il vit ou achète un lapin destiné à finir en civet pour en faire son animal de compagnie en l’échangeant contre sa montre. Le décalage entre eux est tragi-comique et s’exprime tout le temps : Kira est encore dans le monde de l’irresponsabilité enfantine, elle n’arrive pas du tout à endosser une quelconque maturité, elle est joueuse, taquine et complètement inconsciente. Une proie potentielle que pourtant le sort épargne et il semble que ce soit pure distraction de sa part. Pendant ce temps le monde, rapidement, s’écroule autour d’eux. Le père de Kira, un metteur en scène uniquement préoccupé de lui-même, s’est installé dans un appartement communautaire où il semble qu’il passait déjà la moitié de sa vie. Sa mère a l’air de faire partie d’un milieu plutôt aisé et que les catastrophes en cours ne menacent qu’à la marge. Dans l’ambiance crépusculaire d’un hiver qui n’en finit pas, la situation politique est évoquée au travers des incessantes nouvelles délivrées par les émissions radiophoniques, omniprésentes en bruit de fond sans que personne ait l’air de les écouter vraiment. Cependant on discute de la situation, on essaie de rebondir. Les gens perdent leur boulot, l’argent cesse de circuler facilement et le troc apparaît. dans le jaune sépia sinistre des appartements communautaires, la débrouille s’organise, les trafics s’organisent. Certains arrivent à manger, d’autres moins. Naïvement, Kira demande à Misha s’il ne pourrait pas lui aussi vendre quelque chose de l’endroit où il travaille et il lui répond vertement qu’il n’a que son ambulance. Lui refuse de se livrer à des trafics plus ou moins sordides pour survivre. Un couple de Juifs obtiennent enfin leurs visas pour partir en Israël, et ils ne peuvent évidemment pas emmener leurs affaires avec eux. S’ensuit une redistribution générale assez déchirante où Kira récupère une visionneuse. On la voit ensuite, en pleine nuit, regarder les images en babillant avec un Misha exténué qui doit se lever aux aurores pour aller au boulot.

Ce film mélancolique suit la jeune fille comme une garde rapprochée, ne la lâchant pas d’une semelle. On ne peut s’empêcher de l’aimer et d’avoir peur pour elle. Quelle sale époque pour une adolescence avortée. La couleur générale du film passe d’extérieurs souvent nocturnes et gelés aux teintes moroses et mal éclairées des appartements communautaires. L’impression de froid intense et de semi-pénombre fait de cette étrange traversée une sorte de labyrinthe souterrain. Kira finira-t-elle emportée bribe à bribe, comme des millions de personnes, par l’effondrement de l’Union Soviétique ? Personne, au fond, ne se soucie vraiment d’elle. Elle a terriblement besoin d’être aimée, mais le temps n’est pas à l’amour. Sur sa destinée le film ne se prononce pas, s’achevant par une fin ouverte.

C’est un des films les plus émouvants que j’ai vu, et il n’en manque pas, sur un parcours d’adolescente à l’âge où le basculement dans l’âge adulte se fait imminent. Il aura lieu dans les pires conditions. Si c’est un parcours initiatique, il reste hermétique. Les jours se succèdent, de plus en plus absurdes, et Kira s’enfonce dans l’inconnu.
Karyna Khymchuk interprète Kira avec une remarquable justesse, une grande sensibilité. Elle arrive à la jouer dans ce qu’elle pourrait avoir de plus exaspérant sans jamais forcer le trait ni permettre qu’on s’en désolidarise. Son petit visage candide et émerveillé est celui d’une enfance têtue qui ne désarme pas, même si on la voit de plus en plus perdue. Les scènes s’enchaînent de façon fluide, avec toujours une pointe d’absurdité et de fantaisie. À un moment, Kira rentre chez sa mère et elle se glisse dans le lit de celle-ci, qui se réveille et lui dit tour à tour : « Kira, c’est toi ? Tu es revenue ? Quelle heure est-il ? Tu es enceinte ? » Elle ne l’a pas vue depuis des semaines. On a l’impression que la liberté qu’a l’adolescente d’aller et de venir tient aussi à l’indifférence des adultes autour d’elle. Elle est comme un petit clown en superposition sur un théâtre beaucoup trop gigantesque et sérieux pour elle.
La réalisatrice, Tonia Noyabrova, parle du passage à l’âge adulte comme d’une période douloureuse où il faut abandonner les illusions de l’enfance. Comme elle le dit, « Il s’agit d’être adulte, pas de faire semblant d’être adulte ». Adulte, Kira aspire avec impétuosité à l’être au début du film, à être actrice, à être une femme, ce qu’elle est presque, comme elle le formule. Mais il ne suffit pas de le vouloir pour y arriver.

Tonia Noyabrova explique encore qu’il a fallu reproduire les décors d’époque, Kiev ayant été complètement modernisée et n’ayant plus de quartiers anciens. Cette reconstitution est remarquable, même les couleurs du film semblent remonter au tout début des années 90, si bien que j’étais étonnée de le découvrir si récent. Les vêtements, la bande son, tout nous ramène à ce moment de l’Histoire où en quelques mois l’URSS s’est entièrement démantelée. C’est un très beau film, une sorte de chronique douce-amère d’un moment de l’Histoire avec une grande hache et d’une petite histoire parmi les milliers qui lui sont enchevêtrées, celle de la fin d’une enfance.

Lonnie

Do you love me ? Film suédois-ukrainien de Tonia Noyabrova, 2023