« Sûrement, ce genre de type, si on avait été dans un village de montagne ou bien dans une ville du Far West cent ans plus tôt, sûrement on l’aurait vu arriver, à pied peut-être, franchir les portes de la ville, à cheval s’arrêter sur le seuil de la rue principale, en tout cas depuis le relais de poste ou le saloon, on n’aurait pas mis longtemps à comprendre à qui on avait affaire ». Mais les marins brestois n’ont pas le cuir tanné des cow-boys et quand un beau parleur débarque pour leur vendre un pharaonique projet touristique en front de mer ils se font avoir. Antoine Lazenec, promoteur véreux, empochera ainsi les primes de licenciement d’une partie de la communauté suite à la fermeture de l’Arsenal, sans donner suite au chantier promis.
Parmi eux, Martial Kermeur est un looser magnifique qui coche toutes les cases sur l’échiquier de la mouise. Il oublie de jouer sa grille de loto la semaine où sortent ses numéros, sa femme le quitte, il se fait avoir par Lazenec et finit sur la paille. Son fils voudra le venger et croupira en prison. Alors Kermeur se fera justice lui-même et l’affaire se termine face à un juge pour un interrogatoire de première comparution.
Le mélodrame social de Tanguy Viel, est mis en scène avec une austérité de Code pénal par Emmanuel Noblet. Dans un drôle d’endroit pour une comparution, un terrain vague sur fond de ciel perpétuellement changeant et de mer opaque, l’homme de loi reçoit le témoignage en forme de confession d’un homme las qui construit sa pensée devant nous. La beauté de la pièce tient d’abord à cela, les fondus enchaînés d’un homme sensible qui cherche à donner un sens à son histoire, la relie au cosmos où se mêle nature et culture, un contexte économique déprimant aux brumes et brouillards épais, aux vents humides qui influent de façon néfaste sur le moral des habitants. Le style de Tanguy Viel est un miracle d’équilibre entre lyrisme et lieux communs, sobriété et métaphores saisissantes. La rade de Brest est « l’océan moins l’océan », un lieu à la mélancolie poisseuse où l’âme peut se perdre.
Martial Kermeur construit son récit comme l’écrivain son texte non par souci de dissimuler, il est un meurtrier et n’a pas besoin de jouer les innocents, mais par goût du mot juste « laissez-moi raconter mon histoire comme je veux, qu’elle soit comme une rivière sauvage qui sort quelquefois de son lit, parce que je n’ai pas comme vous l’attirail du savoir ni des lois, et parce qu’en la racontant à ma manière, je ne sais pas, ça me fait quelque chose de doux au cœur, comme si je flottais ou quelque chose comme ça, peut-être comme si rien n’était jamais arrivé ou même, ou surtout, comme si là, tant que je parle, tant que je n’ai pas fini de parler, alors oui, voilà, ici même devant vous il ne peut rien m’arriver, comme si pour la première fois je suspendais la cascade de catastrophes qui a l’air de m’être tombée dessus sans relâche », a-t-on jamais mieux exprimé la valeur performative du langage, le bonheur du dire, sa vertu cathartique ?
Vincent Garanger porte ce texte magnifique, tête enfoncée dans le cou, épaules en dedans, dos voûté, vieilli avant l’heure par le poids des échecs, ses mains tremblent ou désignent un vague espoir, un lointain qui fout le camp, l’enchaînement fatal des circonstances, l’engrenage des « mauvaises réponses à un grand questionnaire ». Il flotte dans son pantalon comme un type qui a définitivement fait le deuil de son apparence physique et de ses illusions. Le comédien nous tient en haleine durant 1h 40 sans jamais forcer le trait, d’une voix calme, déniaisée de tout espoir, une voix qui fait un sort particulier à chaque séquence, qui poétise chaque adverbe et relance son discours. En face le juge, joué par Emmanuel Noblet, encaisse la confession, semble la contenir puis bascule et se crispe. Nous irons de révélation en révélation tandis que l’acteur voûté prendra progressivement l’ascendant, faisant un sort particulier à chaque silence quand il n’y a rien de plus à dire, à comprendre, « du moins si comprendre c’est faire une phrase qui justement s’articule et s’éclaire avec des « donc » et des « alors ».
La pièce se clôt sur un arbitraire étonnant que nous ne révélerons pas. En dépit d’un titre à connotation juridique, Article 353 du Code pénal n’est pas un huis clos juridique, il a plutôt l’allure d’une fable qui lorgne chez Camus et Kafka. A la fin il ne reste plus rien, seulement une voix, la mer « si belle qui traverse la roche en fin d’après-midi, le calme des fougères qui ont l’air d’absorber toute la douleur du vent. […] la brume qui va et vient devant le soleil pâle ». Un grand texte pour un grand comédien !
Sylvie Boursier
Photo @ Jean-Louis Fernandez (détail)
Article 353 du Code pénal, un roman de Tanguy Viel publié aux éditions de Minuit en 2017.
Adaptation et mise en scène d’Emmanuel Noblet.
Jusqu’au 15 février au théâtre du Rond-Point à Paris
20 et 21 février 2025 à Limoges, théâtre de l’Union (87)
Du 25 février au 1er mars au théâtre de l’Etincelle à Rouen (76)
21 mars les scènes du Golfe à Vannes (56)
Du 27 mars au 17 avril à la Comédie de Valence (26)
29 avril à l’Estive de Foix (09)
23 mai 2025, théâtre de la Madeleine à Troyes (10)