Là où nous dansions
de Judith Perrignon

Ira est un vieux flic qui a grandi au Project, à Detroit, énorme ensemble immobilier érigé dans les années 30 et agrandi jusque dans les années 70 pour y loger la population noire qui vivait jusque-là dans des taudis. Depuis, il met en cabane les enfants avec qui il jouait avant qu’eux et lui deviennent adultes.

Là où nous dansions, comme l’indique le titre du roman, c’est au Graystone Ballroom, sur Hastings street, dans la ville noire de Detroit, dans ce quartier où passaient les plus grands musiciens, Armstrong, Count Basie, Duke Ellington, Ray Charles, et qui vivait 24 heures sur 24, appelé alors Paradise Valley. La rue menait au Brewster Project. Ses clubs, ses commerces bon marché et ses restaurants ont alors été engloutis par la construction de l’autoroute, laissant le Brewster Project en déliquescence aux mains des gangs. « Urban renewal, Negro removal », ça pourrait faire une chanson, pense Archie, l’oncle d’Ira, qui ne s’en remettra jamais, lui qui voulait ouvrir un commerce sur Hasting street et vivre à jamais dans cette ambiance folle, électrique, dans la plus belle ville noire du pays. Du Project sont sortis les Supremes, dont seule Diana Ross tirera son épingle du jeu, Marvin Gaye et Stevie Wonder. Chrysler, Packard, Dodge, Ford ont fait la prospérité de cette ville et fait dire que Detroit avait donné la vitesse au monde. S’il ne s’agissait que de ça !

Au moment où le roman s’ouvre, Ira contemple un aigle à tête blanche qui niche dans une des fenêtres crevées du Project. On a trouvé un corps, un de plus, celui d’un jeune homme assassiné d’une balle en plein visage au pied des tours. Ce jeune inconnu et qui va le rester pendant des mois, surnommé Frat boy par Sarah, la médecin légiste, à cause des vêtements qu’il porte, en décalage avec l’endroit, est un des fils narratifs qui entraînent l’histoire. Il n’est pas d’ici, on a cette seule certitude : ni noir, ni vêtu selon les critères de l’endroit. Mais rapidement, on saura qu’il s’est fourni dans une friperie et que ses vêtements sont de seconde main, et une piste se ferme.

Un autre fil narratif concerne les habitants du Project, Geraldine, la mère d’Ira, Roselle, sa grand-mère, Archie, son oncle, et les voisins et surtout les voisines :

« Chaque femme est un rouage de cette cité que frôlent les bulldozers. Et personne n’a jamais cherché à savoir comment elles s’en sortent, comment elles ont fait, personne ne reprochera à une mère que son fils soit membre d’un gang, que son mari soit en prison, ni même qu’elle se prostitue pour gagner sa vie. Personne ne cherche en elles les cicatrices que laissent les enfants et les hommes, personne ne sonde jamais leur fatigue, leur solitude ou leurs fous rires. Elles ne le font pas elles-mêmes. »

Et cette histoire englobe non seulement le Project lui-même, mais l’ensemble du quartier, de la ville. Au moment où s’ouvre le récit, la ville est en banqueroute (« BANKRUPCY » annonce un immense panneau aux lettres noires sur fond jaune, une arnaque destinée à vider les poches des gueux.) Il est question de vendre ses biens, et surtout les pièces les plus précieuses du musée, des Van Gogh, un Tintoret, voire le musée lui-même. Mais le peuple de Detroit, du fond de sa misère, participe en masse au sondage et répond à 75% qu’il n’en est pas question.

Sarah joue avec son copain (comment appeler autrement l’homme qui ne partage pas sa vie ni aucun projet d’avenir, mais est dans sa vie ?) dans un groupe musical, The Crustaceans. Elle y joue de la batterie. Au PJ’s Lager House,

« ..Ses yeux balaient machinalement le mur couvert de vieilles enseignes, de quelques guitares, d’affiches encadrées qui rappellent l’effervescence et la corruption des villes américaines. « Jour d’élection aujourd’hui. Pas d’alcool avant 20h. » Sa préférée est tout en haut, à peine lisible, « Mesdames, soyez gentilles, faites vos sollicitations discrètement. » Une guirlande lumineuse court le long du plafond comme si l’on célébrait quelque chose, peut-être juste le fait d’être encore là, vieux bar esseulé sur ce segment de Michigan Avenue où bien des immeubles sont tombés. »

Une autre ligne narrative passe par Archie, l’oncle d’Ira, mémoire enchevêtrée mais fidèle du quartier, en qui les époques se chevauchent et dont les chapitres dédiés ne portent pas de date, tant le temps pour lui ne signifie rien, il est la permanence de l’endroit.

Une autre ligne, plus limitée, suit le sort de chacune des Supremes, Mary, Flo et Diane, qui deviendra ensuite The Supremes et Diana Ross, illustrant la trajectoire tragique ou glorieuse des enfants du Project, qui ne rêvent que de s’en extraire et de l’oublier. Geraldine, la mère d’Ira, en les écoutant chanter Pretty baby en 1960, en a conscience :

« Et comment la voient-elles, elle, qui n’est plus que le sosie des autres femmes de la tour, un pli à la commissure des lèvres, deux enfants, un troisième en route, et un mari qui ne rentre qu’après avoir écumé tous les bars situés entre l’usine Chrysler et le Project ? La voient-elles d’ailleurs ? Elles ont le regard coupant et filtrant. Geraldine ne leur reproche pas, c’est même ce qu’elle aime chez elles, qu’elles ne parlent que d’elles, ne pensent qu’à elles. Les autres sont pour elles des obstacles ou des alliés, sinon ils sont invisibles. Il n’y a rien de hautain dans leur attitude, mais quelque chose de nouveau, de sacré même, un arc tendu au début de la vie, un espace flou qui ne s’embarrasse d’aucun passé, d’aucun fantôme, et prétend même forcer le monde à s’aligner sur leur rêve. »

Le roman est divisé en cinq saisons, l’été, l’assassinat de Frat boy, l’automne, l’hiver, le printemps, où brusquement, après des mois d’obscurité, Frat boy retrouve enfin son identité et devient « le petit Français », et de nouveau l’été, saison où les meurtriers du petit Français seront jugés. Mais chaque saison s’autorise des yo-yo dans le temps, passant des années 30 aux années 10 du XXIe siècle, en passant par les années 60 et 70. Ainsi s’ébauche de façon sensible et saisissante un tissage de destinées qui épousent celle de la ville elle-même, et plus particulièrement de ce quartier lui aussi assassiné :

« Ça fait plus d’un an déjà que la terre s’est ouverte sur Hastings Street. Ça a commencé au sud, au bord de la rivière, les bulldozers sont apparus, ils ont pris position au bas de la rue, et depuis, lentement ils remontent, ils avancent tels des tanks sûrs de leur victoire, anéantissant tout sur leur passage. Au fur et à mesure les boutiques ferment, les gens partent, ils ont été prévenus, mais certains ne bouclent leurs valises qu’au dernier moment, parce que ce n’est pas facile de trouver à se reloger, et parce qu’ils n’habiteront plus jamais un quartier comme celui-là. La terre l’avale. »

Le roman est dédié à la mémoire de Bilal Berreni, alias Zoo Project, graffeur sur la tragique fin duquel Judith Perrignon a articulé son récit, ce qui lui permet aussi de le ressusciter dans ses créations et ses quêtes.

« Le lendemain, tout est dans la presse. Son visage, ses voyages, ses dessins, et même son père qui raconte que son fils voyait dans Detroit l’échec et le cadavre du capitalisme, qu’il s’intéressait à ce qui pouvait renaître de ce chaos. »

Ce ne sont plus les enfants de Detroit rongés par la came, la violence et le vide qui peuvent veiller sur le passé et imaginer l’avenir, mais Archie, qui de son toit d’immeuble embrasse la ville disparue, renommant les rues, les boutiques et les salles telles qu’elles étaient, mais le petit Français qui a décoré les ruines de ses étranges chimères aux corps humains, aux têtes d’animaux. Et on peut les imaginer se transmettant cette mémoire, enfin délivrés de la férocité capitaliste, celle qui ne connaît que l’argent et la guerre, comme le fait Ira, saisi d’une tendresse rétrospective envers ce jeune mort qui lui aussi aimait sa ville.

Lonnie

Là où nous dansions, Judith Perrignon, ed. Payot & Rivages, 2021

Illustration : Bilal Berreni, alias Zoo Project