Connaissez-vous Edouard Bernays, décédé en 1995 à 103 ans ? Non, probablement, et pourtant vous ne pouvez pas lui échapper, la fabrique du consentement, c’est lui, sa devise « plus c’est gros et plus ça passe » résonne plus que jamais aujourd’hui à l’heure de la désinformation généralisée et du complotisme. La propagande politique au XXe siècle n’est pas née dans les régimes totalitaires, mais au cœur même de la démocratie libérale américaine et Bernays en est un des pères.
Sa plus célèbre campagne visait à inciter les femmes à fumer en public. Pour lever le tabou du tabagisme, Edward Bernays, consulta le psychanalyste Abraham Brill, selon qui il était normal que les femmes veuillent fumer, du fait de leurs désirs réprimés de ressembler aux hommes, de s’émanciper, le slogan devint alors la cigarette comme étendard de liberté. Edward Bernays recruta un groupe de femmes pour fumer des cigarettes « torches de la liberté » lors du défilé du dimanche de Pâques 1929 à New York. L’événement fut soigneusement scénarisé pour promouvoir le message voulu. Edward Bernays écrit à ce propos : « Le défilé se déroule comme prévu, tout comme la publicité qui suivit et des vagues de femmes se mirent à fumer à travers le pays ». Lucky Strike devint alors le leader du marché en termes de croissance. Toute la méthode Bernays est là, observation fine de ses contemporains, sens de la formule, identification à un modèle, utilisation des médias. « Rien ne prouve que les cancers viennent de la cigarette », dit Bernays, fin manipulateur de la rhétorique du doute et du pseudo libre arbitre (au bout du compte chacun est libre de choisir).
Plus c’est gros et plus ça passe, Julie Timmerman prend au mot Bernays pour une mise en scène en forme de show télévisé. Sur un même espace la scène et la salle sont réunies dans une histoire, sans quatrième mur, le public devient la masse que Bernays et ses sbires scrutent attentivement pour en déceler les moindres réactions, ils testent sur nous leurs « stratégies émotionnelles », nous regardent intensément, manient la peur, la récompense, la contrainte de leur poste de contrôle, tout est bon pour suspendre notre pensée critique. Mais cette fois-ci les manipulés sont spectateurs des mécanismes de leur propre manipulation. La magie du théâtre confond les regardeurs, démonte pièce par pièce la fabrique de leur mensonge. Ironie du sort, tandis que son célèbre oncle, Sigmund Freud, s’emploie à libérer ses semblables, le neveu s’emploie à les aliéner, l’inventeur de la psychanalyse, complètement catastrophé devant Edouard, est le seul à lui tenir le crachoir avec une ironie décapante.
D’un humour ravageur, les différentes saynètes enchaînent les épisodes significatifs de la biographie de Bernays, son ascension, l’élaboration de sa théorie dont la première étape consiste à organiser le chaos comme lors du coup d’État au Guatemala qui profite à la United Fruit Company.
Le dispositif scénique est simple, suggestif et léger, une longue estrade traversante comme dans les amphithéâtres d’où surgissent les comédiens tels les diablotins d’un cabaret satirique. On teste des slogans, on affine « le récit », on affûte les arguments, le rôle de Bernays est partagé par tous, on dirait un Janus protéiforme capable de se réinventer à chaque campagne. Les décors et les costumes restent bien en évidence, manipulables à vue lors des changements, on n’oublie pas qu’il s’agit d’un jeu. Un panneau au fond sert de tableau noir sur lequel s’inscrivent les notions clefs, les éléments de langage et les photos.
On regarde l’envers du décor de nos vies se dérouler sur une chorégraphie excentrique de zapping à l’américaine. Julie Timmerman colle à ce rythme par une mise en scène millimétrée, des comédiens rompus au montage cut et une grande recherche gestuelle jusqu’au final ou les masques se fissurent. Les voix des acteurs, parfois sonorisées au micro sur pied et diffusées en voix off résonnent à la manière des publicités.
« La propagande est à la démocratie ce que la violence est aux régimes totalitaires » disait Noam Chomsky. Aujourd’hui les despotes sont passés maîtres dans l’art de manipuler et les démocraties basculent dans la violence, le rejet du droit, l’exclusion des opposants, les frontières se brouillent. Un démocrate devrait être déclaré d’utilité publique, qui réussit ce tour de force, de concilier rigueur conceptuelle et comédie musicale. Il nous invite à ne rien avaler des théories fumeuses du spin docteur, enseigné encore aujourd’hui dans les écoles de management, « Le réel n’existe pas. Seuls existent les événements sur lesquels on communique », ça ne vous rappelle rien ?
Sylvie Boursier
Photo @Philippe Rocher & Nathalie Aguettant
Un démocrate, mise en scène de Julie Timmerman, vu au théâtre de la Concorde en avril 2025.