The Last of the Soviets
théâtre de la Manufacture
Avignon off

Après soixante-dix ans de marxisme-léninisme, des millions de morts, après l’implosion de l’URSS, que reste-t-il de « l’Homo sovieticus » ? Armée d’un magnétophone et d’un stylo, mue par l’attention et la fidélité, Svetlana Alexievitch a rencontré des survivants qui ont vécu la petite histoire d’une grande utopie et témoignent de cette tragédie qu’a été l’Union soviétique.

Deux acteurs russes, exilés en Tchécoslovaquie, s’inspirant des écrits de l’auteur témoignent de la souffrance muette de ces invisibles. Leur performance est incroyable dans une mise en scène qui reprend les codes d’un journal télévisé avec l’utilisation d’accessoires et d’objets manipulés devant une mini-caméra, un peu comme avait fait Ritty Pan dans L’Image manquante. Nous sommes abreuvés d’images à tel point que nous ne les regardons plus. Pour donner corps aux témoignages des survivants, dans une démarche empruntant à l’esprit d’enfance, le metteur en scène Petr Bohaca a eu l’idée de recourir à des figurines, des statuettes à l’effigie des témoins, des armes utilisées, des villages cités. La nourriture (gelée, caviar rouge sang…), les ingrédients culinaires, la terre, l’argile ou même de simples cheveux vont symboliser en direct les situations atroces évoquées, manipulées par les deux présentateurs, joignant le geste à la parole. En même temps, ils font assaut d’humour noir, de plaisanteries glaçantes sur les victimes de Tchernobyl, le peuple utilisé comme chair à canon, minimisant le tragique des situations évoquées. C’est d’une violence inouïe.

Les images manquantes sont par essence le lieu où le théâtre invente le réel, cette performance est une puissante représentation de l’irreprésentable par le décalage entre ce que l’on voit et les tentatives des deux journalistes de ridiculiser les récits. On pense à la grossièreté, la violence, le mépris mâtiné d’ironie glauque avec lesquels les dirigeants russes actuels s’expriment, niant leurs crimes, minimisant les meurtres, enlèvements, viols et ravages commis actuellement en Ukraine. Le terme d’opération de pacification n’est-il pas l’exemple type de ce camouflage ?

On a rarement exprimé avec plus de talent la désinformation, l’absurdité des situations, la bêtise de la propagande et de ses zélotes, les petites lâchetés ridicules qui la font exister, le courage inouï, désespéré, qu’il faut pour lui résister dans un pays sans libertés publiques et surtout la transformation de la souffrance en œuvre d’art. The last of the soviets, n’y allons pas par quatre chemins, est une performance stupéfiante, glaçante, inouïe. Allez-y de toute urgence !

Sylvie Boursier

Photo @ Slamova

The last of the soviets, au Théâtre de la Manufacture à Avignon, jusqu’au 22 juillet, les jours pairs à 13h 55, relâche le 10 juillet.