– Dans Nous aurons aussi de beaux jours, les Écrits de prison qui rassemblent les lettres que Zehra Doğan – artiste kurde inculpée de « propagande et prosélytisme pour une organisation terroriste » à cause d’un dessin – a écrites durant ses 600 jours d’incarcération, se dessine au fil des pages une femme turque « aux cheveux rouges », « intelligente et libre », qui a un compagnon prénommé Daniel qui partage ses combats. Cette femme, « un peu sorcière », qui envoie à la prisonnière un numéro considérable de lettres auxquelles on n’a pas accès, qui a écrit le nom de Zehra Doğan dans l’âtre de sa cheminée et qui met toutes ses forces dans le combat pour faire connaître ses oeuvres et, à travers elles, sa lutte, c’est vous, Naz Öke, qui vous battez avec acharnement depuis la France pour la faire sortir de prison et qui avez fait de votre vie une résistance à l’oppression.
“Tu es une femme de Turquie et tout ce qui s’y passe te met en mouvement. Tu as transformé ta vie en une protestation active contre l’oppression et les arrestations arbitraires”, dit Zehra Doğan.
Vous reconnaissez-vous dans cette phrase ?
– Je me retrouve dans cette phrase surtout avec cette idée de mise en mouvement, en dynamique, et le sentiment de révolte devant des injustices. Je ne sais pas si je peux vraiment prétendre « avoir transformé ma vie en une protestation ».
Zehra, qui est continuellement à la recherche de beauté, possède le talent de voir le beau chez l’être humain. Elle exprime avec ces mots forts et précieux, ce que je peux dire modestement, et sans aucun doute comme beaucoup de personnes qui souhaitent pouvoir se regarder dans la glace. On peut dire que je fais partie des personnes animées par la singulière volonté de rester intègre et de pouvoir dire un jour à leurs petits enfants, « j’ai fait ce que j’ai pu ».
Bien sûr, tout ce qui a trait à la Turquie me touche. Lorsque la rébellion de Gezi[1] s’est déroulée en 2013, j’ai essayé de contribuer à mon niveau, même de loin, sur les réseaux sociaux. Notre site d’information Kedistan n’existait pas encore à l’époque de Gezi. Il est né en octobre 2014. L’attentat de Suruç[2]en juillet 2015, nous a totalement abasourdi.e.s. Et le pays est entré dans une période extrêmement noire. Couvre-feux, exactions d’état dans les villes kurdes, destructions, poursuites, arrestations de celles et ceux qui dénonçaient, revendiquaient la paix…. Des universitaires, femmes et hommes politiques, artistes, intellectuels, auteurs… Quand en août 2016, l’écrivaine Aslı Erdoğan[3] a été emprisonnée, il nous était impossible de rester silencieux par rapport à ce qui se passait. Nous avons essayé de lancer une campagne de soutien pour Asli[4]. Nous avons fait un appel, donné des idées et de la matière logistique. Ce sont les gens, les libraires, les lecteurs et lectrices, puis, les écrivains, artistes, qui ont bougé ensuite, et sur cinq continents.
Nous avons essayé d’être l’écho aussi de Nuriye, Semih[5] et leurs camarades de lutte, lors de leur grève de la faim pour retrouver leur travail.
Si je cite ces noms, ce n’est pas parce que pour nous, il y aurait une hiérarchie dans les luttes ou une volonté de mise en avant de certaines personnes. Ces personnes, par leur nom, leur activisme donnent une visibilité aux causes qu’elles défendent. En vérité c’est une croix à porter pour les autres, pour rendre visibles celles et ceux qui restent dans l’invisibilité[6].
Je cite ces moments de soutien qui ont été pour nous des moments emblématiques, de connexion et de rencontres. Rien ne se fait tout seul. Les dynamiques de solidarité offrent la possibilité de croiser le chemin de belles personnes. Chacun, chacune fait, apporte, selon qui il-elle est.
Finalement le schéma est assez simple. Simple comme la vie.
Il y a cette force et la détermination chez Zehra et toutes ses amies codétenues, une grande volonté de transformer la prison en un outil de résistance. Il suffit juste qu’un pont soit bâti, pour amplifier leur parole, leurs combats.
Après tout, nous sommes toutes et tous des passeurs et passeuses. Alors, je veux bien revendiquer ce rôle.
– Les mots affection et amour reviennent tout le temps dans Nous aurons aussi de beaux jours. Dans l’une des conversations collectives que les prisonnières, toutes enfermées pour des raisons politiques, tiennent quotidiennement, cela commence à partir de la phrase de l’une d’entre elles, Meral : « La vérité est amour. L’amour est la vie même », et se poursuit sur la notion de vérité.
Zehra Doğan vous exprime constamment cette affection, et avec elle celle de ses compagnes avec lesquelles elle partage vos lettres. Elle signe « Zehra qui t’aime ». « Comme tu me comprends bien ! » Dit-elle. « Que notre lien soit si fort et inébranlable me donne une force incroyable. »
Elle dit également : « Je t’envoie tout mon amour, depuis une petite prison remplie de femmes au grand cœur, dans une ville détruite et brûlée, bien loin de toi. »
Comment s’est créé ce lien avec Zehra Doğan ? Pouvez-vous nous parler de cette « petite prison remplie de femmes au grand cœur » ?
– J’ai connu Zehra grâce à un ami, journaliste, activiste, Sadık Çelik. Il était dans le coeur des événements lors de la révolte de Gezi. Et il se trouve que Zehra l’avait interviewé en 2014, en plus dans ce parc, qui fut l’épicentre mythique de toute cette résistance. Après Sivens, début 2016, Çelik s’est installé à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, et a rejoint l’équipe de Kedistan.
Çelik nous a parlé de Zehra. « Elle a une telle approche de la vie, une vision très intéressante… Vous ne regretterez pas de vous attarder un peu. » nous a-t-il dit.
Nous connaissions Zehra comme une excellente journaliste kurde parmi d’autres confères et consoeurs, Elle était une des fondatrices de JINHA, l’agence féministe dont toutes les contributrices étaient des femmes, une première au monde… en fait, “Jin” en kurde, veut dire femme. Jin suivi d’un H pour haber (information) et A pour ajansı (agence de). D’ailleurs cette agence a été interdite et fermée par décret quelque temps plus tard. Mais les femmes l’ont fait renaître de ses cendres, à plusieurs reprises, sous d’autres noms…
Fin 2015, début 2016, Zehra faisait partie des journalistes qui travaillaient sous les balles et les bombardements, dans les villes kurdes, sous couvre-feu. Elle suivait, caméra en main, crayon et téléphone, les traces des villes et des villages, les rues qui sentaient le feu, la poudre et le sang, un moment à Cizre, un autre à Nusaybin…Elle avait répondu aux questions de Sadik, depuis Nusaybin.
Çelik avait réalisé son interview en turc. Je me suis mise alors à la traduire vers le français[7] pour nos lecteurs et lectrices francophones. Puis, on a commencé à parler au téléphone ou en vidéoconférence avec Zehra. Et, à partir du moment où on l’a frôlée, on ne s’est plus jamais quittées.
Zehra est comme ça. Le peuple kurde, les femmes kurdes sont comme ça. Il suffit de se rapprocher un peu, et on ne peut plus les quitter.
Tout au long de son incarcération, Zehra a partagé mes lettres avec ses amies. Petit à petit, elle m’a invitée dans leur quotidien. J’ai commencé à écrire aussi à ses amies… Elles m’ont répondue… Les liens se sont renforcés. Ces femmes[8], certaines très jeunes, d’autres condamnées à plus de 20 ans de prison, ont toutes une histoire de vie. Zehra a commencé déjà en prison, à écrire des nouvelles inspirées de leurs histoires. Elle voudrait les illustrer avec leur portrait. J’ai eu la chance d’en lire et traduire quelques unes. Elle dessine, cette fois avec des mots, ces femmes vraies, attachantes, étonnantes. Des histoires émouvantes, quasi cinématographiques…
-Zehra Doğan écrit : « Tout de qui est vécu ne s’oublie jamais mais peut être pardonné. Les graines de la haine sont comme les herbes sauvages, elles s’accrochent à la terre très vite, germent et étendent leurs racines. Mais les graines de l’amour demandent du soin, du labeur. Quand il est question de faire société, d’être ensemble, de faire en sorte que les enfants ne pleurent pas, l’être humain devrait, quoi qu’il arrive, ne pas semer des graines de haine dans son cœur »
De la part d’une femme condamnée sous un prétexte aussi futile, témoin de tant de violences, et qui écrit depuis la prison, cette parole est très forte. Partagez-vous sa vision ?
-Ces paroles sont d’une immense sagesse. Lorsque l’oppression, la guerre, l’emprisonnement, deviennent une source de résistance, le refus d’acceptation d’être une victime, la détermination de garder sa dignité, peuvent être très formateurs. Mais cette sagesse vient surtout d’une vision de l’être humain, qui, même si elle trouve son chemin à travers les repères singuliers de « bien » et de « mal », n’est pas manichéenne.
– Quelle est l’importance des lettres dans la vie des prisonnières ?
– Les lettres sont d’une importance vitale pour les prisonniers et prisonnières. Dehors, profitant de l’immédiateté des moyens de communications actuels, nous avons sans doute un peu oublié les sensations qu’une correspondance régulière apporte. Je dis bien « les sensations ». Date, heure apposée, moment de réflexion, regards vagues… Le premier contact du crayon sur le papier, la texture du papier, les phrases qui se composent spontanément, au fur et a mesure, sans pouvoir éviter les ratures… Toutes ces pensées qui remplissent les feuilles, telles des « lierres ». La lettre, portant une avalanche de choses importantes ou ordinaires, de la vie, de l’affection, se glisse dans l’enveloppe. Le goût de la colle. Timbre. Marcher à la boîte aux lettres…
C’est un don de soi, d’amour. Mais ce cadeau ne reste pas sans réponse. Sa réponse est un cadeau encore plus précieux. Enveloppe qui arrive, dévoile amitié, chagrin, joie, volonté, la vie… Et de plus ces lettres là, viennent en traversant les murs d’une prison.
Là, je peux peut être oser poser la même question dans l’autre sens. Quelle est l’importance des lettres des prisonnières dans nos vies ?
Cela faisait quelques jours que Zehra était libérée. Elle était encore en Turquie et moi en France, nous ne nous étions toujours pas vues « en vrai »… Ça nous faisait tout drôle de savoir que nous pourrions nous appeler quand nous le voulions…
Un soir, je suis sortie de la cuisine, je me suis assise sur les marches, au pas de la porte, à l’endroit où j’avais l’habitude d’écrire à Zehra ; mon endroit préféré, où, même la nuit, je peux écrire en profitant de la lumière de la cuisine, tout en écoutant les oiseaux nocturnes, le vent dans les arbres, et où il suffit de lever la tête pour voir les étoiles et parfois la lune.
Ce soir là, je me suis assise sur la marche. Et j’ai ressenti un manque très puissant. Il me manquait d’écrire des lettres. Mais Zehra était libre. Là, je me suis mise à écrire aux autres amies… A Nezahat, à Özlem, à Songül…
Il y a peu, j’ai eu la chance de parler au téléphone avec Şemal, qui était emprisonnée avec sa petite fille Ayşe[9]. Elles ont été libérées. Nous étions heureuses d’entendre la voix de l’autre, pour la première fois… Après une longue conversation très chaleureuse, juste au moment de raccrocher, Şemal m’a dit « Attends attends, je veux te demander quelque chose… Dis, on a parlé, mais est-ce que ça t’a suffi ? Les lettres ne te manquent pas là ? ». J’ai répondu du tac-au-tac, « Siiii, ce n’est pas pareil ! » Elle avait raison Şemal.
On en parle parfois avec Zehra. Toutes les deux, nous sommes persuadées que le fait de se connaitre de plus en plus par les lettres a fait qu’on s’est mieux connues et nous sommes attachées autant. « Si ça se trouve si on avait la possibilité de se voir, de s’appeler quand on voulait on ne se serait pas connues aussi bien » disait Zehra…
Je lance un appel là, écrivez leur. Ne vous découragez pas devant la barrière de la langue. Des cartes, des petits dessins n’ont pas besoin de mots pour leur apporter votre amour et soutien. La correspondance est extrêmement précieuse pour les prisonnier.e.s. C’est grâce aux lettres, aux cartes, qu’elles-ils ressentent qu’ils – elles ne sont pas oublié.e.s.
Conversation de Kits Hilaire avec Naz Oke, traductrice de Nous aurons aussi de beaux jours de Zehra Doğan et cofondatrice du journal Kedistan.