Ce film présenté comme un documentaire est saisissant par sa forme. Il s’agit, comme indiqué, de l’histoire des filles d’Olfa, Ghofrane, Rahma, Eya et Tayssir. Nous avons affaire à une famille tunisienne modeste, où le père des filles d’abord, l’amant d’Olfa ensuite sont de véritables plaies. Les deux ainées ont été recrutées par Daesh et sont parties en Lybie. La plus jeune des deux a épousé l’émir de Daesh à Sabratha, Nourredine Chouchane, qui sera tué par une frappe états-unienne en 2016. Par la suite, les deux sœurs, qui figurent sur la liste des terroristes, sont arrêtées en Lybie. Elles y seront condamnées en 2023 à seize ans de prison.
Ça, c’est l’histoire, et Olfa Hamrouni s’était déjà rendue célèbre en 2015 en apostrophant publiquement les autorités tunisiennes à la télévision, les accusant d’avoir laissé les islamistes prêcher librement dans les rues depuis le printemps arabe, qui avait abouti en Tunisie au départ de Ben Ali. Cette prolifération débridée de prêcheurs appelant au Jihad et à l’enrôlement dans l’État Islamique mène à la radicalisation d’une partie de la jeunesse tunisienne, dont les deux aînées, âgées alors de dix-sept et quinze ans.
Ce film décortique ce qui est à la fois essentiel et périphérique à ce drame si répandu dans les années 2010, le recrutement par l’EI de tout un pan des jeunesses, non seulement au Maghreb et au Moyen-Orient, mais jusqu’en Europe et plus tard en Afrique subsaharienne. Le problème n’est d’ailleurs, à ce jour, pas résolu. Mais ce qu’explore le documentaire de façon très fouillée, c’est le terreau sur lequel pousse cette fleur monstrueuse, l’option nihiliste et totalitaire qui fait du sadisme le plus débridé un principe politique : régner par la terreur. Par quelles fissures de l’esprit cette construction horrible se fraie-t-elle un chemin dans tant d’esprits, pour servir une fusion de pions contaminés au cœur d’une entité vouée à l’anéantissement de tous ceux qui résistent ? Si on n’en a qu’une raison imparfaitement élucidée, du moins la question se pose-t-elle avec clarté. Elle se pose d’ailleurs pour toutes les formes d’enrôlement qui font l’apologie d’une violence extrême non seulement comme moyen, mais comme fin.
Le film commence par la présentation des actrices, au double sens du terme : Ghofrane et Rahma n’étant plus là, leurs rôles seront repris par Ichraq Matar et Nour Karoui, qui joueront aussi leur propre rôle dans cette périlleuse narration. Et si Olfa Hamrouni joue son propre rôle (ainsi que, fugacement, celui de sa sœur), la comédienne Hend Sabri est là pour la relayer lors des moments trop difficiles, voire pour servir son dédoublement lors d’une scène où elle se parle à elle-même en nettoyant un miroir. Eya et Tayssir, les deux filles les plus jeunes, qui vivent encore avec leur mère (lors de la sortie du film, elles avaient respectivement dix-huit et vingt ans), jouent pareillement leur propre rôle, et en profitent pour déballer leur paquet à leur mère.
Le film, après un très court prologue de présentation d’Olfa et de ses filles, s’ouvre d’ailleurs sur le maquillage de Hend Sabri, très impressionnée par sa prochaine rencontre avec Olfa. C’est donc aussi un film sur les abîmes de l’interprétation, le fait pour chacune d’interpréter son propre rôle favorisant une mise à distance propice à l’auto-analyse, voire à l’autocritique, tandis que les actrices se confrontent à leur double, et en ce qui concerne Hend Sabri à un double qui ne lui correspond pas vraiment, et dont l’impérieuse personnalité lui donne bien du fil à retordre.
La rencontre des deux sœurs et d’Olfa avec les deux actrices chargées d’interpréter les aînées absentes est lourde de toute l’émotion qui sera suscitée tout au long du récit par cet exercice délicat : ressusciter l’histoire, en en dévoilant cette fois les arrière-plans et les soubassements. Ce qui fait que l’Histoire se nourrit d’histoire, que la violence déchaînée se nourrit de violences, que les valeurs fanatiques se nourrissent de valeurs rigides.
Mais ce qui est aussi montré avec beaucoup de finesse, c’est la façon dont la violence intergénérationnelle se transmet. Au début du film, Olfa pense que c’est une fatalité, et si elle regrette d’avoir blessé ses filles, elle ne s’en considère pas comme responsable. C’est une tradition, c’est comme ça que ça se passe. Issue d’une famille de filles où elle a dû défendre sa mère qui les élevait seule contre les intrusions agressives des hommes dès l’âge de treize ou quatorze ans, mère elle-même de quatre filles, elle oscille entre de furieuses velléités d’indépendance et une fidélité profonde aux préceptes les plus réactionnaires en ce qui concerne ses filles, qu’elle considère comme perdues quasiment depuis les langes. Cette mère inflexible et brutale passe à au moins l’une d’entre elles, Rahma, son tempérament de dure à cuire que rien ne peut faire plier, hélas. Mais c’est au cours du tournage qu’apparaît le mécanisme vicieux de la transmission, en même temps que s’ébauche la possibilité de la briser.
Olfa n’aime pas les filles. Elle les considère comme le mal, et pourtant, paradoxalement, les perdre lui brisera le cœur. Elle leur est viscéralement attachée. On sent qu’au fur et à mesure du tournage, elle perd sa stature, elle perd du pouvoir, tandis que les deux plus jeunes règlent leurs comptes avec elle. Kaouther Ben Hania, discrètement présente, de temps en temps recentre, recadre, précise avec calme et douceur.
Dans la famille, où règne un rapport de force fondé sur la violence de la mère, s’opère un premier basculement en faveur des deux aînées, qui se montrent tout aussi violentes qu’elle avec les plus jeunes, et férocement critiques envers leur mère. Pourtant, après leur départ, malgré la violence, les tabassages, les insultes ordurières (ces filles se font traiter de putes par les adultes, dont leur mère, depuis leur prime enfance), elles sont gaies, rient ensemble, plaisantent, analysent ce qui leur est arrivé. Après que les aînées se soient enfuies, les deux plus jeunes, alors âgées de neuf et onze ans, considérées en danger car les grandes comptaient bien les emmener, sont placées dans un foyer, ce qui les sauvera.
En attendant qu’une nouvelle génération rompe la chaîne de la violence, et de la transmission de la violence.
C’est un documentaire en abyme, chaque strate en révélant d’autres, enracinant l’histoire au cœur de la violence éducative. Mais il n’y a pas que cette démonstration un peu désespérante. Il y a Olfa, dont la présence presque menaçante ne bride pas les filles, il y a Hend Sabri, Nour Karoui et Ichraq Matar, et chacune s’incarne de façon détaillée, si bien que leurs échanges vifs, leurs introspections, leurs larmes, leurs jeux et leurs récits forment une trame colorée du drame, vu sous des angles différents.
Dans le film, un seul acteur, Madj Mastoura, incarne tous les hommes : le père violent et trop peu présent, l’amant gentil mais trop présent et pervers, le flic. Autant dire que la gent masculine ne s’en sort pas avec les honneurs, et on peut saluer son abnégation. Les hommes, dans le film, ne représentent que menace et contrainte, ils sont juste les murs de cet univers carcéral de femmes.
C’est un film déroutant et magnifique, captivant et rigoureux malgré son parti pris d’improvisation sous contrôle. Je n’ai jamais vu quoi que ce soir d’équivalent. C’est comme si les causalités se multipliaient, mais toujours se fait sentir le petit grain de folie qui fait déraper le drame vers le rire, sans rien relativiser pour autant.
Pendant qu’elle était en tournée de promotion pour Les filles d’Olfa, Kaouther Ben Hania est tombée sur l’enregistrement de la voix de Hind Rajab, la petite Gazaouie de cinq ans assassinée par les soldats israéliens après avoir attendu pendant trois heures dans une voiture, au milieu de cadavres de sa famille, des secours qui ne vinrent jamais. Abandonnant ses projets antérieurs, elle en a fait un film, La voix de Hind Rajab, qui vient de sortir.
Lonnie
Les filles d’Olfa, film franco-tuniso-germano-saoudien de Kaouther Ben Hania, 2023