Avez-vous vu Dalva
d’Emmanuelle Nicot ?

C’est l’histoire d’une princesse qui tombe du ciel. C’est l’histoire d’une petite princesse mariée à un dieu qui tombe du ciel. C’est l’histoire d’une petite fille incestée, séquestrée, sous emprise, qui est arrachée à son père lors d’une nuit d’épouvante où on jurerait que le GIGN déferle en pleine nuit à la maison. L’histoire commence cette nuit-là, quand les flics arrêtent le père et sont les premiers confrontés à ce petit être fou surgi de l’imagination morbide d’un adulte : une petite fille de treize ans en chignon, maquillée et habillée comme une hétaïre des années 50, et qui hurle « Jacques ! », Jacques, pas Papa, et qui se débat comme une furie tandis qu’on lui enlève l’amour de sa vie.

Le sujet du film, ce n’est pas l’inceste, c’est l’emprise sous cette forme-là, la plus radicale et la plus profonde, quand une enfant a été littéralement confisquée à sa vie propre et soumise à la propagande intime incessante d’un père qui ne la laissait pas aller à l’école ni rencontrer d’autres enfants, déménageait sans cesse dès qu’il craignait d’avoir été repéré, et s’en était fait, depuis son enlèvement à l’âge de cinq ans, une petite épouse sur mesure, cerveau lavé, petite marionnette soumise à tous ses fantasmes et éperdument aimante. Le sujet du film, c’est d’abord cette sorte de déradicalisation que subit dans la douleur la fillette, quand elle est plongée dans une société dont elle ignore absolument toutes les lois et tous les codes.

Le film commence sur l’intervention de la police en pleine nuit pour arrêter le père et sortir Dalva de ses griffes, il s’achève au moment où commence son procès. Entre les deux, la petite, d’abord enragée et arc-boutée sur ses certitudes, se replace tout doucement dans le monde réel, et celui-ci n’est pas tendre avec elle.

Dalva est placée dans un foyer de l’ASE. Au début elle ne comprend pas pourquoi son père a été arrêté, elle défend furieusement son point de vue, un père et sa fille peuvent s’aimer, elle n’a jamais dit non, elle se considère d’ailleurs comme une femme.
Une femme qui aura pour la première fois ses règles au foyer.

Au foyer, elle partage la chambre de Samia, une adolescente au mauvais caractère beaucoup plus fine qu’elle ne le laisse voir, et qui, ironie du sort, se trouve là parce que sa mère, qui est une pute comme elle le dit âprement, ne sait pas s’occuper d’elle. Voyant débarquer celle qu’elle surnomme immédiatement Barbie, avec ses tenues grotesquement érotiques, son maquillage et ses bas noirs, Samia est d’abord exaspérée, mais elle s’attache vite à Dalva.

De son côté, l’éducateur référent, Jayden, plutôt brut lui aussi, confronté aux fugues incessantes et au désarroi de Dalva, voire à ses avances, finit par établir avec elle un rapport aussi équilibré qu’il est possible, à la bonne distance. Et avec cette gosse désemparée, toujours poreuse, qui apprend tant bien que mal à redevenir enfant pour pouvoir devenir adulte, la bonne distance n’est pas évidente à trouver. Il arrive à Jayden de se montrer brutal quand ses gestes ne sont pas bien compris.

Hélas, Dalva fond comme du beurre quand elle se trouve dans les bras d’hommes, même quand il s’agit d’un adolescent poussé comme un bambou. On sent que récupérer l’usage de son corps va être un long, très long chemin, car elle est dans une forme de consentement littéralement œcuménique. En fait, on comprend qu’elle n’a jamais dit non, connu même la possibilité de dire non.

Elle est horrifiée d’entendre qualifier son père de pédophile, d’entendre parler de viols, elle ne comprend absolument pas de quoi il est question. Toutefois le consensus autour d’elle finit par ébranler sa construction mentale, qui ressemble de plus en plus à une casemate branlante. Assez longtemps elle ânonne les enseignements de son père comme des mantras, une femme qui aime ça doit savoir faire l’amour, une femme qui fume c’est vulgaire, son père fait ça pour la protéger de ceux qui ne savent pas y faire, qui a décidé qu’un père et une fille ne pouvaient pas s’aimer ? etc. etc. Son ingénuité fait mal aux dents. Elle est persuadée d’être bien habillée et partirait pour l’école vêtue comme elle a l’habitude de l’être, c’est-à-dire comme une belle de nuit partant au boulot, si une éducatrice ne l’en empêchait.

Mais petit à petit son monde se fissure, et de crise en crise, elle finira par se replacer au bon endroit. Le premier coup de masse vient de son père lui-même, qui lors d’une visite autorisée par le juge reconnaît que ce sont les autres qui ont raison, qu’il est un pédophile. Peu à peu, au fil des questions que lui posent les autres ou des situations dans lesquelles elle se trouve, son décalage et l’emprise se révèlent, et elle en prend conscience. Elle n’a jamais choisi un vêtement de sa vie, elle n’a pas de couleur préférée. Elle se teint en rousse depuis l’âge de neuf ans, pour elle s’habiller dans des tenues hyper érotiques c’est bien s’habiller. Avoir ses règles lui fait réaliser, quand Samia lui dit « ça se prend pour une femme et c’est encore une gamine » qu’en effet, jusque-là elle ne les avait pas. Toute sa construction mentale est bâtie sur des bases erronées. Elle a peur, dit-elle à son éducateur, de ne plus jamais être importante pour personne, et cette importance, on le comprend, ne peut encore avoir d’autres voies qu’érotiques, puisque c’est ainsi que l’a modelée son père. Et il lui a aussi bourré le crâne sur sa mère, qui les aurait quittés parce qu’elle s’en foutait d’eux. La rancune et la haine contre cette mère font partie du conditionnement, et lorsqu’elle la rencontre pour la première fois, ça se passe évidemment très mal.

C’est un film à la fois sensible et intelligent, qui raconte cette entreprise de déconditionnement sur une pré-adolescente complètement montée à l’envers, mais dotée d’un fier caractère. Sa témérité et son insolence, sa rage à se défendre suscitent bientôt l’affection des autres gosses du foyer, placés là pour les raisons les plus diverses. On saluera l’idée de mettre cette petite courtisane adorante en cohabitation avec une fille de pute pour qui cet état, celui de sa mère, est le plus lamentable et le plus honteux qui soit. La mère de Dalva a quitté son père parce qu’il l’étouffait. Au vu du couple monstrueux qu’il a formé avec sa fille patiemment embrigadée pour lui servir de compagne parfaite, on comprend qu’une femme ayant l’usage de sa propre existence ne pouvait lui convenir. Samia a la dent dure et elle ne mâche pas ses mots, mais d’elle, Dalva l’accepte. C’est la première et la seule à lui dire crûment « …ton daron ? T’as pas envie de lui dire d’aller se faire foutre ? Il t’a pas assez menti comme ça ? »

Jusqu’à la fin Samia aura du mal avec le côté Lolita de Dalva. Cependant celle-ci arrive à la maquiller et à l’habiller en robe, un exploit si on songe à ce qu’elle pense de tout ce qui est fait pour plaire, et le peu d’estime qu’elle a pour les femmes qui en font un but dans la vie. Chacune entraîne un peu l’autre dans son monde, mais à ce jeu-là c’est surtout Samia qui marque des points, et c’est heureux. Elle est pour beaucoup dans la lente adaptation de Dalva à la réalité crue, elle était une marionnette et son père un salaud, et les salauds courent les rues, qu’ils soient enfants, adolescents ou adultes, il est donc bon de savoir ce qui se fait et ce qui ne se fait pas.

Zelda Samson joue Dalva avec une grande justesse, elle hante littéralement le film de sa petite présence rageuse et décalée. Buté et morose au début, son visage enfantin finit par s’éclairer et se détendre, voire sourire. Elle change, c’est impressionnant ce qu’elle arrive à changer entre le début et la fin du film, et ce ne sont pas seulement ses vêtements et ses cheveux, elle gagne en maturité, elle s’apaise. Entre la petite poupée traquée du début et l’adolescente apaisée de la fin, l’eau a coulé sous les ponts, ce n’est plus du tout la même personne. Et c’est un véritable exploit de rendre aussi bien cette transformation.

Fanta Guirassy, qui incarne Samia, joue aussi remarquablement cette adolescente pas si blasée que ça qui accompagne Dalva, et dont la présence à l’écran est impressionnante. Son bon sens très carré, sa bienveillance bougonne, servent de plan-guide à la transformation de Dalva, plus encore sans doute que Jayden, qui n’est pas là pour cultiver l’ambiguïté des rôles, surtout avec une gamine comme celle-là. On ne sait pas, à la fin du film, laquelle est la plus mal ou la mieux partie, entre Dalva qui a tout de même une mère aimante et Samia confiée à sa tante qui, selon ses termes, s’en fout d’elle autant que sa mère. Mais il paraît évident que leur amitié ne sera pas rompue par leur séparation, quand Samia part, à reculons, vers un destin incertain.

Un très beau film, très intelligent, très efficace.

Lonnie

Dalva, film franco-belge d’Emmanuelle Nicot, 2022