À propos de Kemal Kurkut de Zehra Doğan
La première fois que j’ai vu une manifestation kurde, c’était à Berlin, j’avais 14 ans. Je suis arrivée dans le quartier de Kreuzberg de nuit – comme K, la narratrice de Berlin, dernière – et le lendemain matin, quand je suis descendue dans la rue, j’ai vu des centaines de personnes défiler devant moi contre le régime de Saddam Hussein. J’ai appris ainsi qui étaient les Kurdes d’Irak et ce qu’était le Kurdistan. Ces manifestations avaient lieu régulièrement. Tous les mois, et plus encore, des personnes défilaient sous des pancartes couvertes d’images de gens torturés. Et puis un jour, j’ai vu apparaître dans le cortège de grandes photos d’enfants morts à la peau grise. Des milliers d’enfants, femmes, hommes kurdes gazés par Saddam Hussein dans le cadre de l’opération Anfal, le génocide des Kurdes perpétré par le régime irakien. Et ensuite, chaque semaine, les rues se remplissaient de ces cadavres. C’était en 1988. À cette occasion, déjà, l’ONU avait refusé de blâmer un allié, et le gouvernement français avait réagi en « faisant part de son inquiétude »… Comme il le fait aujourd’hui à propos de la guerre menée par la Turquie contre le Rojava, le Kurdistan de Syrie. Qu’attendre d’autre d’un pays qui n’a reconnu qu’en 2001 le génocide du peuple arménien perpétré au début du vingtième siècle par la Turquie ? Et qu’attendre de la Turquie qui n’a toujours pas reconnu le génocide arménien et dont les milices pratiquent au Rojava les exécutions sommaires, la torture et le viol génocidaire ?
Ce n’est qu’en 2005, à La Haye, soit dix-sept ans après le massacre et la déportation massive des populations kurdes, que le mot génocide a enfin été retenu par un tribunal. Entre-temps, il y avait eu la guerre d’Irak et l’ex-allié était passé au rang d’ennemi. Saddam Hussein a été condamné à mort et exécuté en 2006 à Bagdad pour crime contre l’humanité à propos du massacre de 148 paysans chiites, alors que son procès pour l’Anfal venait juste de commencer. Pour le génocide, il n’a finalement donc pas été condamné.
Ces photos, vues à l’adolescence dans les rues de Kreuzberg, m’ont accompagnée tout au long de ma vie d’adulte. Ces personnes ont continué à mourir en moi jusqu’à ce jour, dans un lieu où marchent sans répit des femmes et des hommes brandissant des pancartes dans un silence général, assourdissant, un silence qui ressemblerait au cri de Munch, au cri du Kemal Kurkut de Doğan.
Entre ces enfants morts et le cri de Zehra Doğan, il y a eu bien d’autres massacres qui me sont passés par les yeux et, partant, par le corps et l’esprit, sans les laisser indemnes. Et avant eux, j’ai grandi avec les images et les mots, avec l’infinie stupeur, d’autres génocides : Juifs, Tziganes, Arméniens… La différence, c’est que là, c’était en train d’arriver. Et je ne pouvais rien faire. Pendant que je dormais, que je mangeais, pendant que je vivais, à Berlin, un génocide se perpétrait en toute impunité. Je ne pouvais ni l’empêcher, ni l’ignorer. Le quartier, dit turc, de Berlin où je vivais, était aussi peuplé de Kurdes. Ces Kurdes étaient mes voisins, leur marche devenait la mienne.
Quand j’ai regardé le dessin de Zehra Doğan, si forte était la présence des enfants gazés de Halabja en moi que j’ai d’abord vu un petit garçon dans la bouche de Kemal Kurkut, un enfant déhanché. J’ai cru voir une photo de l’enfant qu’il avait été au fond de la gorge de Kemal Kurkut. Je ne comprenais pas le nom de ce dessin, les gros titres du journal sur lequel il avait été peint, et ne savais rien de ce jeune homme assassiné. Je ne savais pas que sur la photo, il venait de prendre une balle, que ce léger déhanché juvénile était créé par l’impact et qu’il était écrit : « Pas une bombe humaine ». J’ai cru voir un enfant dans la bouche du jeune homme, comme s’il vomissait l’enfance en mourant, ou comme si au fond de sa gorge se tenait toute la cohorte, encore vivante, des enfants massacrés. Je l’ai pris dans les yeux d’un coup. Comme on prend dans les bras un corps qui tombe. Comme un réflexe. Et j’en suis restée tétanisée. Tandis que dans cette obscurité toujours présente, toujours à fleur de peau, se remettait en mouvement le cortège d’enfants, de femmes et d’hommes assassinés portés par une foule en deuil qui n’en finit pas de marcher.
Kits Hilaire
Kemal Kurkut, 2017, © Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), Marseille -Photo © Jef Rabillon
Exposition Les œuvres originales de Zehra Doğan du 6 au 23 Novembre 2019 à l’Espace des Femmes – Antoinette Fouque, 33-35, rue Jacob 75006 Paris, à l’occasion de la parution de son livre Nous aurons aussi de beaux jours, Ecrits de prison aux Éditions des Femmes – Antoinette Fouque.