L’affiche de ce spectacle, quatre silhouettes à l’encre de chine suspendues entre ciel et terre, est symbolique de son univers épuré, entre ombre et lumière. Le dessin est de Gao Xingjian, l’auteur de la pièce, prix Nobel de littérature et peintre. Quatre comédiennes déroulent le fil du même personnage dans un soliloque sur la désagrégation du couple, la recherche vaine de solutions inopérantes pour donner sens à sa vie, « dresser un chien ou avoir un enfant… implorer la déesse de la miséricorde. » L’héroïne perd pied au propre comme au figuré. Le premier monologue voit Anna Lebovits s’adresser à un clown muet, silhouette infantile sans consistance. Contrainte de faire les questions et les réponses, elle s’épuise au bord du vide. Face à elle, l’homme hausse les épaules, fait des grimaces, se balance légèrement, finit par disparaître. Puis Richna Alexenders, Joanna Xu et Alessia Paris évoquent des visions de plus en plus horrifiques : rêve ou réalité cette femme bandée qui brandit des ciseaux, ce démon qui tend un miroir à l’héroïne ? « Elle voit d’innombrables têtes grouillant… un grand homme monté sur des échasses, vêtu d’une cagoule qui lui montre un œil géant dans sa paume. »
La force de ce long poème en prose est liée au choix de la metteuse en scène, Joanna Xu, qui s’inspire des formes traditionnelles de l’opéra chinois. L’auteur précise « la pièce sera jouée par un clown muet dans les rôles de l’homme, du démon, une danseuse interprétant les images intérieures de cette femme. » Dans le théâtre chinois, les clowns sont appelés chou, ils peuvent aussi bien être bons et intelligents que méchants ou sots, comme ici. Joanna Xu convie les deux cultures, asiatique et européenne, sur un même plateau. L’école chinoise invite les comédiens à renoncer à l’ambition de maîtriser le texte au profit des images projetées. Les acteurs de l’Opéra de Pékin s’efforcent de transmettre la beauté dans chaque mouvement ou action. Contrairement aux représentations occidentales, ils suggèrent des sentiments plus qu’ils n’interprètent des scènes réelles. Les mouvements des personnages sont ritualisés, exécutés en rythme avec la musique.
Ainsi Joanna Xu exprime en dansant la colère, le doute, l’allégresse, l’exaltation, la détresse. Comme dans le théâtre Nô japonais, des figures sont représentées en ombre chinoise, derrière des tissus blancs – la mère persécutrice, la bonzesse, le démon. Parfois elles interviennent directement en avant-scène. Chaque comédienne incarne alors ces types lors des soliloques des trois autres et donne forme, par quelques gestes, aux images mentales issues du récit. L’auteur ajoute dans sa préface « La narratrice ne cherchera pas à s’identifier à son rôle, elle y entre et en sort sans quitter sa position d’interprète, elle gardera constamment un ton théâtral. » Ainsi, on voit Alessia Paris presque étonnée du texte qu’elle vient nous livrer, lors du suicide de l’héroïne, comme si elle découvrait avec nous son étrangeté poétique. Cette position donne à la comédienne une fraîcheur, une énergie, une drôlerie étonnante, là où la dramatisation aurait pu s’imposer.
Merci à la compagnie Lotus Noir de nous avoir rendu sensible la tentative désespérée de cette femme pour se réapproprier sa vie et la communauté de douleur de certains destins féminins.
Ne ratez pas en janvier et février 2020 cette belle rencontre mêlant à la narration la danse, la musique, le mime et le combat rituel.
Sylvie Boursier
Au Bord de la vie de Gao Xinjiang, éditions Lansman 1993. Mise en scène de Joanna Xu.
Théâtre Darius Milhaud, 80 allée Darius Milhaud, 75019 Paris, à 19h les jeudis, du 09 janvier au 13 février 2020.
Photos © Yifan Zhang et Julie Guo