Avez-vous vu Chaos
de Coline Serreau ?

Elle avait la dent dure, Coline Serreau, en 2001. On peut dire que dans ce film de presque deux heures qui démarre sur les chapeaux de roues et ne ralentit pas un instant, les hommes, absolument tous les hommes, sont égoïstes, insensibles, autocentrés, lâches, cyniques, et que quelques-uns se distinguent par une cruauté et une violence débridées. En bref, ils sont la lie de la terre. Dans ce décor qu’ils tiennent par leurs exigences diverses et variées, les femmes encaissent, puis regimbent, en mode mineur ou en mode majeur selon le contexte.

Le film commence par une scène d’anthologie : on peut la livrer sans spoiler puisqu’elle précède le générique, c’est l’entrée en matière. Un couple bourgeois (Catherine Frot et Vincent Lindon) speede pour se rendre à une soirée quelconque. Une jeune femme légèrement vêtue (Rachida Brakni) fonce vers eux, elle est poursuivie et terrorisée. Elle tombe devant la bagnole, se relève, les supplie de la laisser monter. L’homme verrouille la voiture. La jeune femme se fait affreusement tabasser par les trois truands qui s’enfuient, la laissant à l’article de la mort. La femme est horrifiée. Elle veut appeler les pompiers. Après avoir essayé d’essuyer le sang du pare-brise avec des kleenex, l’homme fait brusquement remonter la femme dans la voiture car les flics patrouillent. Elle veut appeler le Samu, il refuse car ils ont du sang sur le pare-brise. Ils passent dans une station de lavage, on voit leurs visages immobiles à travers le pare-brise lessivé tandis que le sang disparaît sous les rouleaux. Fin de l’introduction, trois minutes sont passées depuis l’attaque du film, on est cloué sur son siège.

Pour Paul, le mari, l’histoire est terminée, il a d’autres chats à fouetter. C’est un homme d’affaires qui ne vit que pour son boulot, le reste lui est indifférent. Pour Hélène, sa femme, c’est différent. L’histoire ne fait que commencer. Elle téléphone aux hôpitaux et retrouve la trace de la jeune femme, au service de réanimation de l’hôpital Saint-Georges. Elle est dans le coma, nul ne sait si elle va s’en sortir. À la deuxième visite d’Hélène, la jeune femme fait un arrêt cardiaque, et Hélène reste dans le service tandis que les toubibs s’efforcent de ramener la blessée à la vie. Elle n’arrive plus à la quitter. À partir de là et de façon très rapide et fluide, l’histoire va s’enchaîner, et l’existence en conduite automatique de ce couple bourgeois va voler en éclats tandis que s’imposent ces choses fondamentales autant qu’inattendues que sont une solidarité féminine qui semble sortir du puits, aussi nue que la vérité, et la parfaite vacuité du monde sordide et violent dans lequel les hommes, tous, trouvent leur pain, celui qui se fout de son prochain comme de ses proches et est capable de laisser une jeune fille se faire tabasser à mort sous ses yeux en verrouillant sa voiture, le même qui traite sa brave mère comme un déchet, celui qui passe sa jeunesse de glandeur à tromper ses copines à tous les sens du terme, tout en considérant, au mépris de l’expérience, que les filles veulent toutes vous mettre le grappin dessus, celui qui vend sa fille, ceux qui traitent leurs sœurs et leurs femmes comme des esclaves, ceux qui violent, dérouillent et torturent les femmes pour les vendre, ceux qui les achètent.

Des parallèles s’établissent, les focales se déplacent. À l’occasion de cet évènement horrifique et de l’amitié qui va s’ensuivre entre elle et la jeune femme, qui s’appelle Noémie, mais c’est son nom de guerre, en fait elle s’appelle Malika, Hélène revisite les rapports qu’elle entretient avec sa belle-mère. Le décalage croissant entre elle et son époux occasionne des scènes burlesques. S’il est manifeste qu’ils ne s’aiment plus depuis longtemps, le couple semblait fonctionner comme une mécanique bien huilée : elle bossait et l’épaulait en tant qu’épouse dans ses dîners d’affaire, sans préjudice de régler les affaires familiales courantes. Mais le monde que va lui révéler Malika, fugueuse ayant fui un mariage forcé pour tomber entre les pattes d’un réseau de proxénètes, et qui gravit les marches de la fortune avec les dents, la confronte à une catégorie de rapports à l’os entre les sexes. Sa belle-mère, qui était un boulet, devient une providence (magnifique et émouvante Line Renaud). Mais surtout, sa rencontre avec Noémie entraîne l’éveil de sentiments viscéraux et d’actions déterminées. Elle la protège farouchement, l’aime, l’aide, ne lui fait jamais défaut. Dans ce monde d’aimable cynisme de la bourgeoisie dont elle relève, où les adultes sont des nombrils sur pattes et les ados encore plus, mais où l’égoïsme le plus crasse est suffisamment policé pour garder des apparences civilisées, elle n’a jamais été confrontée à des violences aussi extrêmes et à une rage de vivre et un esprit de revanche aussi aiguisés. Car Noémie, qui a été trahie dès son plus jeune âge, vendue, violée, tabassée à mort et passée à la moulinette de l’abattage plusieurs fois, camée au point de ne plus pouvoir compter les jours, est encore capable, elle, de pleurer, de voler au secours, d’assumer complètement sa vie, de vouloir la changer dans les pires conditions. Elle est fabuleusement vivante.

Ça tient du conte de fées gore et par moments de la comédie de mœurs. C’est trépidant, rythmé, efficace et cru. Les acteurs sont excellents. Catherine Frot interprète remarquablement une femme qui plonge, littéralement, dans une autre dimension de l’existence, et le fait totalement et sans regret. Sa lente prise de conscience d’abord, sa détermination ensuite sont magnifiquement jouées. Elle a une présence rayonnante avec ses airs un peu tristes. Vincent Lindon joue impeccablement le consternant Paul, dont on aurait presque pitié à la fin. Et surtout Rachida Brakni crève l’écran dans la peau de cette gamine jamais domptée par la saloperie du sort et la férocité des hommes. On retiendra aussi l’interprétation sensible de Line Renaud dans le rôle de Mamie, la mère de Paul.

Lonnie