Avez-vous vu Fish Tank
d’Andrea Arnold ?

Ce film nous met immédiatement dans le bain : Mia, quinze ans, au milieu des barres d’un quartier pourri, se fâche avec sa meilleure amie qui en a marre de sa violence, s’engueule avec sa mère qui la traite de pute, s’entraîne à danser le hip-hop, la passion commune de tous les ados du coin, dans un appartement vide, essaie de libérer une vieille jument hectique enchaînée à un bloc de ciment à côté d’un camp gitan, passe et repasse en coup de vent chez elle et on constate qu’elle a une petite sœur, fonce dans les coursives encombrées d’enfants, le tout dans les dix premières minutes. Le moins qu’on puisse dire est que ce petit porc-épic ne perd pas une seconde. Entre elle et Tyler, sa petite sœur, comme entre elle et sa mère, les insultes volent, voire les coups, et il semble que personne n’ait appris, jamais, une autre façon d’interagir avec ses semblables. Ça picole sec aussi, et ça fume, même Tyler et sa copine, qui ne doivent guère avoir plus de neuf ou dix ans. La mère est violente et ordurière avec ses filles, elle semble les avoir eu trop tôt et avec n’importe qui.

Et puis arrive Connor, l’amant irlandais, aimable beau gosse qui joue la complicité avec les deux gamines, bien que leur génitrice n’ait qu’une envie, de s’en débarrasser en toutes circonstances.

C’est le parcours initiatique d’une môme violente et grande gueule, rejetée assez unanimement, mais qui n’en a pas moins son âge et se fait superlativement malmener par les circonstances et les personnes qui l’entourent. Elle est naïve, même si sa courte vie ne lui a pas épargné aucune turpitude des adultes paumés qui furent comme elle des enfants sans repères. Elle ressemble tellement à sa mère haineuse que c’en est malaisant, et la sympathie qu’on éprouve pour elle rejaillit sur cette mère catastrophique dont on comprend bien qu’elle aussi persiste à avoir ses naïvetés puériles, bien que la vie lui ait roulé en chenilles sur le visage.

Mia encaisse et encaisse encore, sa colère constante lui tient lieu d’énergie. Elle a déjà brûlé ses vaisseaux : renvoyée de son école, poursuivie pour violences, l’établissement disciplinaire lui pend au nez. Elle doit d’ailleurs s’y faire enfermer sous les quinze jours, et on sent bien que l’étau se resserre autour d’elle. Alors elle explore plus ou moins consciemment les pistes qui pourraient la sortir d’affaire : un amour providentiel, une audition qui débouche sur une carrière de danseuse de hip-hop, qui sait ? Mais si les choses étaient si faciles, tout le monde s’en sortirait. Elle arrivera pourtant à prendre la tangente, au bout d’un exténuant contre-la-montre, avec un gamin encore plus marginalisé qu’elle. Et si pour une arnaque de trop elle frôle le mauvais aiguillage, celui qui mène tant à des regrets éternels qu’à la taule, elle s’en tire au ras de la lame, dans un sursaut de conscience. Car elle n’est pas mauvaise, juste dépassée, comme sa mère.

Le film galope pendant presque deux heures sur les talons de cette gamine qui lutte pied à pied pour ne pas se laisser engloutir, jamais, dans un monde où elle est comme un petit steak entouré d’appétits féroces.

Il y a des scènes cruelles, d’autres touchantes comme quand Mia et Billy, le jeune Gitan avec qui elle finira par partir, jouent comme les gosses qu’ils sont encore à se poursuivre dans la rue, et d’autres émouvantes, comme les adieux de Mia et de sa mère, et de Tyler. Les mots ne seront jamais les bons, sauf pour Tyler qui ne craint pas de décoordonner complètement ses attitudes et son langage, alors ce sont les corps qui parlent et s’accordent, dans ce langage de la danse que tous ici parlent mieux que tout autre même quand ils le parlent mal. La mère abandonnée danse sur un CD de sa fille, une chanson de Nas, Life’s au bitch, au moment des adieux. De la même façon, Connor est associé à California dreamin’, interprété par Bobby Womak. La musique a une importance fondamentale dans ce huis clos de quelques hectares de barres où les habitants piégés font cracher les enceintes et s’exercent au hip-hop dans les coursives et sur les terrains vagues.

Mia ne pleure qu’une seule fois dans le film, mais c’est comme si d’un coup toute sa détresse pouvait s’exprimer, elle pleure bien au-delà d’une seule raison, et ces sanglots sont de courte durée.
Katie Jarvis lui prête son visage buté mais mobile et sensible, attentif, extrêmement expressif, une certaine maladresse touchante dans la danse, sa démarche emportée et ses attitudes hyper agressives. Elle colle au rôle si étroitement qu’on a du mal à l’imaginer ailleurs. La mère, Kirston Wareing, est remarquable en jeune femme en train de couler à pic sans jamais lâcher la rampe. Son air venimeux et ses remarques haineuses ne l’empêchent pas d’exprimer un désarroi complètement désenchanté. Michael Fassbender, pour sa part, joue parfaitement le nice guy-salopard ordinaire.

Un petit soleil traverse le film, et c’est Rebecca Griffith, qui incarne Tyler, la petite sœur de Mia. Cette fillette débite les insultes comme une mitraillette avec un air goguenard, balance à Connor « Je t’aime bien, je te tuerai en dernier », et serre convulsivement sa sœur dans ses bras au moment des adieux en lui disant « Je te déteste » (moi aussi répond Mia en lui embrassant tendrement la tête).

Bien que la mère estime qu’elle prend le même chemin que sa sœur aînée, on a le sentiment qu’elle ne suivra pas les mêmes ornières de colère et d’abus répétés qu’elles deux, que malgré son jeune âge elle arrive à prendre une certaine distance et ne laisse pas la rancune et le dégoût s’installer. Rebecca Griffith l’incarne de façon fluide, enjouée et naturelle, ajoutant à la brutalité du rôle un brin de fantaisie.

La caméra est globalement sans fioritures, directe et simple, souvent mobile pour suivre de près les personnages. Les plans sont le plus souvent assez serrés, ce qui donne une impression tantôt de familiarité, tantôt d’espaces trop étroits.

C’est un très beau film sur une sale réalité, celle d’un quartier déshérité où s’entrechoquent des humains pris comme dans une nasse.

Lonnie