Ce court-métrage inquiétant et poétique retrace l’expérience d’un rescapé qui s’est caché adolescent dans une porcherie, et a été sauvé par le cochon qui l’a dissimulé aux yeux de ses poursuivants. Cette expérience prend la forme d’une lettre au cochon, lue dans une classe devant des adolescents peu concernés. Elle va susciter chez une jeune fille une rêverie à la fois terrible et réparatrice. Dans ces dix-sept minutes, tout le poids existentiel de l’expérience de la haine est posé sur la paillasse d’une image dépouillée, expérimentale et pourtant parfaitement maîtrisée : le graphisme d’une extrême économie épouse, occulte et magnifie l’image photographique. Cette image hybride a toute l’expressivité du dessin et la charge émotionnelle de la vidéo. Les fragments de corps les plus émouvants, les yeux, les mains, sont insérés avec leur réalisme fouillé dans une trame graphique à l’économie, en un jeu de variations visuelles qui ne cesse de déplacer la focale. C’est un véritable enchantement esthétique qui ne fait que servir le propos du récit, passant d’une horreur presque triviale l’expérience indicible du rescapé, l’indifférence amusée des gamins – à l’angoissante profondeur de la parabole.
Dans ce conte étrange, le porc, incarnation à la fois du sauveur et de la bête au sens diabolique du terme, occupe la scène et incarne tous les rôles, animal secourable, humain défiguré par la haine, enfance involutive. Et la très jeune fille qui semble un peu différente des autres enfants, qui écoute moins qu’elle n’entend, qu’elle résonne au récit du vieillard pas complètement rescapé, puisque l’horrible fécondité de la haine l’a transmué lui aussi en monstre, apparaît comme gardienne de la seule voie possible vers le salut : d’abord témoin, puis cheffe de meute, puis figure maternelle qui accompagne cette forme étrange de mort donnée à l’ancien bourreau, une fois qu’il ne reste plus de lui que ce qui existait avant qu’il incarne la monstruosité : une vie neuve, douce et malléable, avant le temps de la haine et du sang, avant que la vie ne défigure bourreaux et victimes dans le même creuset.
C’est un petit film qui résonne longtemps, d’une structure simple, première partie réaliste, seconde partie poétique et se frottant aux grands mythes existentiels, la destruction, la haine, le pardon au sens le plus profond du terme, absolvant ce qui fut antérieur au crime. Que devient l’enfance des bourreaux ? Que devient en eux l’enfant ? Comment faire survivre l’humanité au crime, et non seulement les individus qui en furent acteurs ou le subirent ? Comment briser l’enchaînement sans fin de la haine ?
La jeune Tal Kantor est aussi dessinatrice, peintre et vidéaste. Dans d’autres films d’animation qu’on peut trouver sur son site elle montre sans fard les ficelles de sa technique exploratoire. Un de ses petits films est particulièrement réussi, In other words, qui raconte avec une grande sensibilité la prise de conscience tardive d’un père trop occupé qui néglige sa fille. Le court-métrage dure sept minutes, il commence par une plage indistincte semée de mots qu’un balayeur balaie méthodiquement, faisant place nette. Nous sommes dans un aéroport ou une gare. À l’arrière-plan un homme muni d’une valise, le père, qui se remémore le passé récent et le passé lointain. Le bas de son visage est assez net, photographique, tandis que les lignes du haut de son crâne flottent et vaguent comme des algues dans le courant erratique de ses pensées. On a rarement si bien exprimé la conscience et le remords. De sa fille en revanche on ne retiendra que les yeux au regard fixe et las. Il ressort de ces deux courts-métrages, Letter to a pig et In other words, la façon dont le présent s’empare du passé, l’embrasse pour lui donner une autre signification que celle qu’il avait jusque-là, celui de l’horreur invaincue ou d’une simple faillite, pour le transmuer, enfin, avec l’aide du temps, et infléchir la douleur, recueillir l’enfance oubliée et muselée, ramasser les mots jetés comme des miettes avant que le balai ne les emporte.
Lonnie
Letter to a pig, court métrage d’animation franco-israélien de Tal Kantor, 2022.