Avez-vous vu Pink moon
de Floor van der Meulen ?

Ce film sincère et poignant met en scène un homme âgé de soixante-quinze ans, Jan, qui a décidé de mourir. Quelles que soient ses raisons, et il en avancera au moins deux, l’une altruiste et l’autre personnelle, il n’en démordra pas. Pour faire les choses dans les règles et pour les protéger, il annonce sa décision à ses deux enfants, Iris et Ivan. Ivan, après un premier choc, accepte son choix et rentre dans le scénario mis méticuleusement en place par le père pour organiser son suicide sans nuire légalement à personne et en transmettant son patrimoine au mieux. L’affaire se passe dans un milieu aisé où on ne se pend pas au fond d’une grange, on n’a pas coutume de se défigurer au moyen d’un fusil de chasse. Depuis des années le père s’est fourni en poison, il a dû récemment renouveler le stock et sa décision est irrévocable.

Iris, elle, n’accepte pas. Elle va d’abord s’efforcer de faire changer son père d’avis, puis sera la seule à l’accompagner jusqu’au bout. Sa conduite est extravertie et brutale, elle est sans filtre, elle lance toutes ses ressources dans cette opération désespérée, un contre la montre pour arrêter la faucheuse. Les deux hommes, Jan et Ivan, paraissent désemparés et démunis devant des émotions qu’ils ne comprennent pas, des conduites qui leur paraissent visiblement décalées, excessives, voire de très mauvais goût. Elisabeth, la femme du frère, elle, semble parfaitement à l’aise avec le père et respecte son choix.

Le film finit par être surtout une sorte de road-movie branque entre le père et sa fille. Lui tient bon, et pas une seconde il ne déviera de sa position initiale. Elle déploie toute la gamme de son amour blessé pour le ramener parmi les vivants. Mais le film est surtout captivant par ce qu’il laisse transparaître sur le gouffre qui sépare le père et la fille, sur ces deux conceptions de l’existence qui sous-tendent ce qui se joue. Pour le père et ceux qui le soutiennent, il y a cette idée que la vie de chacun n’appartient qu’à lui-même. Pour la fille, la vie se définit par les appartenances qui nous relient aux autres : notre vie est à eux. Force est de constater que cette distribution est en acte de façon terriblement genrée dans nos sociétés : la vie des hommes n’appartient qu’à eux, la vie des femmes est toute entière tournée vers les autres et ne se définit qu’en fonction de leurs besoins. Si bien que ce dont il est question dépasse, et de loin, l’affrontement sentimental tragique entre un père qui veut disposer de sa vie pour y mettre fin (ce qu’il exprime très bien dans une scène où il assène à sa fille : « On naît seul, on meurt seul ») et sa fille qui lui refuse cette liberté en lui rappelant toutes les personnes, elle, ses enfants, ses petits-enfants, qui lui sont reliées. (« Mais tu m’as, moi ! » dit-elle en pleurant quand il lui dit que leur mère lui manque, qu’il ne sait pas vivre sans elle.)

Ce qui pose, par extension, la question vertigineuse de notre rapport aux autres : sont-ils des charges ou des sources ? Sommes-nous tous en interaction, ou en interférence ? Sommes-nous des îles, sommes-nous les cellules d’un organisme plus vaste ? Le père dit à sa fille qu’il ne veut plus vivre sans sa femme, sa vie était donc d’une certaine façon bel et bien définie par cette appartenance, mais elle reste exclusive, le renvoyant, au-delà de son absence, à cette condition de solitude et de liberté qui définit selon lui les humains, mais objectivement surtout les hommes. Elle refuse absolument ce point de vue, mettant en exergue le tissu émotionnel et affectif qui fait de nous, toujours, les membres d’un groupe, et sans lequel d’ailleurs nous ne saurions même pas parler, marcher debout, nous servir de nos mains. Qu’est-ce qui nous fait humains ? Pour finir les deux iront, côte à côte, jusqu’au bout de leurs conceptions respectives, sans que jamais l’un ait fait bouger l’autre. Et c’est sans doute dans cet affrontement irréductible entre la liberté et l’amour, l’impossible respect de l’autre, de sa liberté ou de son amour, que réside ce que le film a de plus poignant.

Les deux interprètes principaux sont remarquables, Joan Leysen, le père, dans son flegme, son attention voire sa tendresse, mais aussi ce qui transparaît d’impitoyable dans sa décision, Julia Akkermans incarnant superbement la fille dans sa folle douleur, sa sincérité explosive et la férocité aveugle de son amour. Et c’est ce qui fait de ce film une si magistrale démonstration des infranchissables paradoxes de toute relation humaine : nous nous trouvons, toujours, confrontés à ces autres soi, ces alter-ego dont les conceptions nous heurtent comme des murs et nous renvoient à notre impuissance. Pour finir, la fille n’empêchera pas son père de partir. Mais lui n’arrivera pas à l’en faire démordre, à la gagner à ses vues. Elle déshabille sans vergogne cette liberté qui se retrouve, à l’instar de Jan dans un ridicule élan d’indépendance, nue dans la neige, minuscule, pitoyable. Ces deux prodigieux égoïsmes, pourtant, n’auront réussi au bout du compte qu’à confirmer la prééminence de l’amour, qui jamais ne cède un pouce de terrain, et les contraintes paradoxales de la liberté, puisqu’elle ne peut s’exprimer qu’en taillant à la hache dans l’existence des autres.

Lonnie