Avez-vous vu
Quitter la nuit
de Delphine Girard ?

Le film porte remarquablement bien son nom : il commence pendant la nuit et se déroule dans des ambiances de semi-pénombre, même lors des scènes de jour. Et quand c’est le jour, la façon dont c’est filmé, dans des intérieurs mal éclairés ou par le biais de plans indirects, on en retire davantage d’impressions que de visions claires et détaillées.Ça commence par un appel, de nuit, à un centre de police-secours. Anna, l’opératrice, répond à une interlocutrice qui la fait passer pour sa sœur. Elle est dans une voiture qui roule vite, avec un homme supérieurement énervé. On ne sait ni ce qui s’est déjà passé, ni ce qui pourrait se passer, mais l’ambiance est particulièrement tendue et angoissante. Tenant la passagère au bout du fil avec d’autant plus de sentiment d’urgence qu’elle ignore d’abord où exactement se trouve cette voiture qui roule et tandis que la situation vrille au point qu’elle se retrouve avec l’homme exaspéré au bout du fil, Anna finit par mettre en œuvre un protocole pour arriver à situer la femme, Aly, et lui envoyer rapidement du secours. La voiture est interceptée, l’homme, Dary, arrêté, la femme emmenée à l’hôpital pour les premiers examens. Les premiers interrogatoires ont lieu. Il s’agit d’une affaire de viol, s’y ajoute la séquestration dans la voiture.

Petit à petit la réalisatrice va suivre tous les protagonistes et leur entourage, Aly, sa sœur, sa petite fille, son ex, Dary et sa mère, puis la petite copine qu’il rencontre et avec laquelle il se met en couple après l’affaire, Anna et son fils de quatorze ans. La mécanique du viol va être révélée très lentement, tandis que la mécanique du post-viol se met en place assez rapidement. Les interrogatoires continuent, les proches rentrent dans la machine judiciaire, qui est lente, très lente. On a le temps de passer à autre chose, et aussi celui de ne passer à rien d’autre. Pour ce qui est de l’émouvante Anna, personnage faussement périphérique qui traverse le film de sa présence obstinée, bienveillante et soucieuse, on ne saura rien d’elle, et tout sera révélé sans le moindre détail au détour d’une conversation avec son fils, au détour des paroles qu’elle adresse à Aly, longtemps après, au moment du procès, plus de deux ans plus tard, comme un onguent apaisant.

Anna est jouée de façon merveilleusement sensible par Veerle Baetens, et tout ce qu’elle fait pour Aly, d’abord pendant longtemps se soucier d’elle sans pour autant la contacter, prend ses racines dans sa propre vie, où peut-être elle-même n’a pas trouvé quelqu’un pour simplement se poser la question : que devient-elle après ça ?

Aly, comme toutes les femmes qui ne se couchent pas à huit heures du soir et veulent continuer à avoir une vie amoureuse après une rupture, vit dangereusement. Son ex, interprété par Gringe, n’est pas des plus fins, et s’il finit par comprendre que quelque chose de violent est arrivé, c’est par le biais de leur fillette commune, qui n’en sait pas plus que lui mais s’inquiète mortellement pour sa mère. La seule personne à qui Aly se confie, et encore pas tout de suite, est sa sœur fusionnelle Lulu, jouée par Adèle Wismes. C’est un personnage à l’emporte-pièce, aimant et carré, joué avec vigueur et sans ambiguïté. Se confier à leur mère il n’y faut pas penser, on comprend que ça ne représenterait qu’un problème de plus, et pas un petit.

Selma Alaoui joue remarquablement Aly, rendant de façon très plausible et réaliste la fragmentation psychique qui suit le viol, fait en partie d’incrédulité persistante, de furie à passer outre, d’un mélange de dégoût et de bravoure induite. On la sent en colère parce qu’elle refuse de s’effondrer. Une scène la montre perdre absurdement son sang-froid dans un contexte hors de propos, et elle se montre incohérente ou cynique à d’autres occasions. On sent que les manettes de sa propre conduite lui sont devenues glissantes, qu’elle ne se comprend plus. Cependant elle avance, entêtée, elle ne baisse pas la tête. Très vite les atermoiements et les méticulosités de la procédure la braquent, et elle prend juste ce qu’il faut de distance. La flic qui l’interroge ne cesse de la pousser dans ses retranchements sur ses responsabilités personnelles dans l’affaire, et elle finit par vouloir abandonner, ce qui n’est plus possible. Pour tourner la page, si tant est que ce soit possible, il faut d’abord l’écrire.

De son côté Dary, joué comme une brute assez obtuse par Guillaume Duhesme, met très longtemps, lui, à se poser des questions sur ses propres actes, qui jusqu’au procès resteront dans le flou. Sans surprise, il ne se sent pas en tort, jusqu’à ce que l’audition de l’appel lors de l’audience le rappelle avec une grande brutalité à cette nuit sur laquelle il ne s’est plus trop penché depuis deux ans. Sa mère, interprétée de façon convaincante par une Anne Dorval qu’on a envie de baffer tant on se doute qu’elle sait mais ne veut pas savoir, est plus choquée par le fait d’être mêlée à ça, elle qui comme on le comprend tacitement s’est déjà tapé le père violent, que par l’acte de violence lui-même. C’est un modèle de soutien en toute connaissance de cause, de celles qui enfoncent la tête des victimes dans la boue d’un pied gracieusement chaussé de ballerine. De la nouvelle copine on ne saura pas trop sa position réelle, mais elle est au procès. La seule qui n’y sera pas, au procès, c’est Aly.

Il n’y a pas de résolution, bien qu’il y ait une condamnation. L’agresseur se rend compte qu’il a fait du mal et compte sur sa victime pour lui enlever ce gros poids de son petit cœur, mais il repart bredouille. Il fait grand jour, enfin.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce film complexe et délicat, c’est la subtilité avec laquelle tout est exposé sans être dit, et ce qu’il a de profondément réconfortant, c’est que nulle solution n’y est certes trouvée, mais que les douleurs comparables, en s’avoisinant, deviennent des liens profonds, des résonances. Et il n’est pas besoin de s’appesantir là-dessus, juste de savoir. De savoir, au fond, qu’on n’est jamais seule.

Lonnie

Quitter la nuit, film belge de Delphine Girard, 2023