Mississippi, à la frontière de la Louisiane.
Il y a Bois Sauvage, ce coin de Bayou où survivent cahin-caha des familles noires dans une misère qui n’a guère changé depuis la fin de l’esclavage. Il y a un père démuni qui passe son temps, entre deux cuites, à préparer la venue d’un ouragan auquel ses enfants ne croient pas. Il y a China la blanche, la chienne de combat, un pitbull dangereux qui ne connaît que son maître. Il y a Skeet, quinze ans, son jeune propriétaire ombrageux, qui la considère comme une extension de lui-même. Il y a Randall, le roi du basket, le frère aîné qui rêve de décrocher une bourse. Il y a Junior, le petit garçon dont tous s’occupent depuis que la mère est morte après lui avoir donné naissance seule dans sa chambre. Et il y a leur sœur de quatorze ans, jeune fille dans un monde d’hommes, qui nous raconte cette histoire.
Elle a un drôle de nom, la petite, un nom comme une injonction. Parfois, elle ne sait pas si on la nomme ou si on lui dit de faire silence : Esch.
C’est encore une adolescente, Esch, ce qui n’empêche pas les copains de Randall de s’intéresser depuis un moment à ce qui murit en elle. Quand ils ont voulu la coquer, elle les a laissés faire, habituée qu’elle était à suivre les garçons. Elle ne savait pas comment se comporter avec ce corps qu’ils voulaient avoir. C’était plus facile que de leur dire non. Mais voilà que depuis Manni, le meilleur ami de son frère aîné, métis à la peau d’or et au visage balafré, Esch refuse les autres, c’est lui et lui seul qu’elle veut. Et voilà que Manni, lui, se fiche de la jeune sœur noire-noire de son copain, il a une petite amie aussi claire que lui. Il prend Esch, quand Randall a le dos tourné, et il la jette une fois l’affaire terminée. Il ne la laisse pas le toucher et ne l’embrasse pas. Il ne regarde pas son visage quand il se sert de son corps.
Ce roman en huis-clos pourrait être terrible, dans cette chaleur gluante, avec l’attention centrée sur la chienne qui accouche et dont Skeet pourra vendre les petits s’ils survivent, le danger qui plane en permanence, la violence omniprésente, et l’ouragan qui menace. Tout est en place pour un drame imminent dont on ne sait pas bien d’où il va venir tellement ces gens nous semblent sous pression, menacés en permanence. Peu de choix et forcément les mauvais, tout est toujours sur le point de mal tourner.
Si chaque action entreprise peut déboucher sur un désastre, c’est par l’amour que le livre se sauve. La fratrie est unie comme les doigts de la main. Que reste-t-il dans un monde dévasté où la vie ne tient qu’aux maigres fils de l’aléatoire ? Que reste-t-il à ceux qui sont prisonniers depuis des siècles d’une violence sociale sans issue ? La solidarité, la loyauté, garder les pieds bien plantés dans la mauvaise terre, et tous pour un.
Un bon livre.
Paul-Romain Valère
Bois sauvage, de Jesmyn Ward, Belfond, 2012