Ils habitent tous le Borgo Vecchio, quartier populaire et misérable de Palerme où sévissent la mafia, les petits arrangements et l’absence de morale. D’abord, il y a Giovanni, le charcutier qui triche sur le poids de la mortadelle avec sa balance truquée, son fils Mimmo qui confie à son cheval Nana, cheval de calèche voué à devenir cheval de course pour des paris clandestins, son amour pour Céleste. Mimmo et son indéfectible ami Cristofaro, enfant maltraité par son père : buveur de bière, alcoolique qui se défoule sur ce dernier, le tabassant chaque soir à la limite de le laisser pour mort avec le silence complice de la mère et des habitants du quartier. Il y a aussi Céleste, au visage ingrat, prisonnière du balcon de l’appartement de sa mère, Carmela, la prostituée accomplissant sa tâche sous l’œil indulgent d’une photo de la Vierge au manteau. Céleste, façonnée par les aspérités de la vie, promenant son regard plein de mépris en grande connaisseuse des choses de l’amour. Céleste qui lit et apprend ses leçons sur le balcon pour échapper au malheur et envisage de faire des études au lycée, ce qui n’est pas du tout du goût du Seigneur. Et puis le héros Toto, pickpocket des dames aisées, coureur insaisissable, semant chaque fois les policiers à ses trousses, figure légendaire et tutélaire que tous les ados rêvent d’avoir comme père et à qui Mimmo confierait bien la tâche de tuer le père de Cristofaro avec son pistolet tant convoité par les mômes.
Tout ce petit monde haut en couleurs vit de menus larcins et de débrouille dans ce quartier aux ruelles tortueuses, pavées de cailloux, près du port où résonne chaque soir la sirène des paquebots en partance vers le lointain tandis que « chez ces gens-là, on ne part pas, on reste » comme dirait Brel.
Le récit nous offre des morceaux d’anthologie : la présentation de Nana dans toutes les venelles du quartier, l’odeur du pain de la boulangerie qui transfigure les habitants ; odeur du pain qui se révèle traquenard ou bien apaisement, le déluge cyclonique et apocalyptique qui s’abat sur le Borgo Vecchio : vengeance divine contre Céleste qui chérit trop les livres scolaires. L’assaut manqué du quartier par les policiers en chasse de Toto grâce à l’intervention en chaîne des animaux des cours intérieures.
Le défilé de personnages savoureux empêtrés dans des dévotions religieuses et confinés comme on peut l’être dans cette insularité méditerranéenne traduit autant la solidarité que les petites lâchetés. Le livre est une véritable symphonie des sens : les marchands ambulants, l’agitation sonore de la rue, l’odeur du pain galvanisant le quartier… L’écriture de Jiosue Calaciura est unique et diablement envoûtante. On goûte son humour acerbe à peine voilé des traditions catholiques. On savoure cette chronique sociale burlesque mais aussi dramatique ou l’ampleur de misère éclate à chaque coin de rue.
Francine Klajnberg
Borgo Vecchio de Jiosue Calaciura, Éditions Noir sur Blanc 2019
Photo © Pere Farré