Ce roman féroce et métaphorique met en scène une lignée de femmes prisonnières de la maison où elles habitent, dont elles ne peuvent s’échapper, et qui craque sous toutes les formes de malveillance et la présence d’innombrables fantômes. Les deux narratrices, la grand-mère et la petite-fille, seules vivantes, y cohabitent dans une ambiance de haine sourde et de complicité négative :
« …Après ça la maison s’est calmée un moment. C’en a été fini des claquements de porte, des grincements et des meubles qu’on traîne. Les mauvaises herbes et les broussailles ont même recommencé à pousser dans l’arrière-cour, les ronces arrivaient presque à hauteur des fenêtres de la chambre. Les petits morts se sont tus également, ils ont cessé de murmurer sous le lit et de sangloter dans le placard. Je ne les ai plus vus pendant des jours, jusqu’à ce que l’un d’entre eux sorte une main de sous le couvre-lit. Il a failli m’attraper la cheville mais je l’ai corrigé d’un bon coup de talon sur la paume. Il faut réagir pour leur apprendre, sans quoi à la moindre inattention ils ne vous respectent plus et vous vous les traînez dans toute la maison, pendus à vos jupes.
Plus d’une fois j’aurais dû marcher ainsi sur les pieds de ma petite-fille. Ou lui flanquer une bonne claque… »
La maison peut tout représenter : une assignation sociale dont il paraît impossible de se dépêtrer tant elle a pris, au fil des générations, une puissance si irrationnelle qu’on ne peut que la considérer comme magique. Mais il s’agit aussi de la haine qui circule entre ces impuissances, puisque les pouvoirs de sorcière de la grand-mère ne vont pas jusqu’à lui permettre de s’échapper de sa condition, de la dépendance de sa lignée de misérables envers la famille de grands propriétaires franquistes du coin, où toutes passent comme domestiques. La rancœur et la rage sont un ciment générationnel qui a remplacé l’amour, bien qu’elles ne soient pas moins inopérantes. Aux pauvres tout est amer. Ainsi, les manifestations de la puissance fantastique de la maison, la magie noire mobilisée par la grand-mère dans ses sortilèges apparaissent davantage comme des cérémonies cathartiques où les subalternes brûlent leurs dernières capacités de résistance que comme une tactique efficace de lutte. Et peu à peu apparaîtront l’histoire de la mère disparue adolescente, abandonnant le bébé dont elle ne voulait pas, et le dénouement atroce et vain de la guerre asymétrique entre les patrons et leurs serves. Ou de moins le dernier dénouement, car la maison n’est pas à bas, et ce n’est qu’une malédiction de plus.
Mais ce qui fait la force de ce récit, c’est le style enragé, direct, baroque. Car les deux narratrices racontent la même histoire, chacune dans sa langue et avec leurs connaissances décoordonnées, autour de cette absence qui finit par prendre chair et revenir errer autour de la maison, avant d’y retourner, enfin, celle de la très jeune mère.
« …Une fille se tenait à quelques mètres de la grille, sur le chemin de terre qui mène à la maison. Elle portait un jean taille haute et un T-shirt blanc à manches courtes. Ses cheveux noirs et raides lui arrivaient presque jusqu’aux fesses. C’était apparemment une adolescente, elle n’avait pas plus de dix-sept ou dix-huit ans. Elle se tenait trop loin pour que je distingue les traits de son visage, qui me rappelait néanmoins quelqu’un, peut-être que je l’avais déjà vue. Dans ce village de merde on se connaît tous mais là c’était différent, elle n’était pas d’ici ou en tout cas pas de notre époque… »
Autour de la maison où se pressent les fantômes intimes de la férocité sociale, les morts de la dictature franquiste hantent les murs de pierre, le pied des arbres, les ravins. Ce qu’engendre cet affreux entrelacement historique et générationnel d’abus, de meurtres, de silence et de ragots, de mauvais sorts et d’oppression, c’est une continuation acharnée d’abus, de silence, etc. Pourtant ce roman fantastique qui pourrait désespérer a une telle énergie et une intelligence si acérée qu’il fait naître, au contraire, un enthousiasme paradoxal. Ce n’est pas seulement roboratif à lire. L’angle de vision et le langage choisis sont la première liberté qu’on se donne pour échapper à la syntaxe des maîtres et les dépeindre tels qu’ils sont, tout aussi prisonniers, mais aveugles et désarmés par leur domination, mais aussi stupides et méchants que si la misère leur tordait les boyaux.
« …Là je l’ai regardée, elle n’est pas la seule à avoir le don de percer les autres à jour, j’en suis capable moi aussi. Je l’ai découvert chez les Jarabo. Je posais les yeux sur eux et je voyais la rage, la frustration et la jalousie qui s’aggloméraient dans leur sang. Même chez l’enfant, qui était pourtant petit… »
Carcoma, le ver qui creuse ses galeries, la vrillette qui mine le bois, la rancœur qui ronge. Peut-être qu’à force, tous ces tunnels finiront par écrouler les édifices maudits où la haine et les fatalismes sociaux enferment leurs victimes, mortes ou vivantes ? Rien ne paraît impossible au moment où on referme ce roman.
Lonnie
Carcoma, de Layla Martínez, 2025, Ed. du Seuil, traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon.
Photo © Adèle O’Longh