Coffret Clarice Lispector
La Passion selon G.H.

À l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector, Les éditions des femmes font paraître un petit coffret réunissant deux de ses romans : La passion selon G.H.  et  L’Heure de l’étoile, accompagnés d’un livret illustré. Cela nous permet de découvrir ou redécouvrir cette éblouissante et inclassable romancière, dont la palette littéraire comprend aussi des chroniques, des contes et des nouvelles.

La passion selon GH décrit l’expérience de dépossession et d’homéostasie mystique avec ce qu’elle appelle le neutre, le rien, le Dieu, d’une femme artiste assez aisée, dans un environnement en rapport avec sa condition, à l’occasion d’un évènement d’apparence triviale : Sa bonne ayant rendu son tablier, elle décide d’aller nettoyer la chambre où celle-ci vivait, en attendant la venue de la suivante. Entrant dans ce lieu incompréhensiblement vide et propre, elle découvre une fresque représentant les silhouettes d’une femme, d’un homme et d’un chien. La propreté insolite de la chambre vide commence à décaler les perceptions « À moins qu’il n’eût existé une façon de tomber dans un puits en toute horizontalité, comme si l’immeuble avait subi une légère torsion et que j’avais glissé en étant déversée de porte en porte jusqu’à cette porte plus haute. » Et la fresque énigmatique prépare GH à la rencontre avec une blatte énorme qui va littéralement l’aspirer jusqu’aux formes de vie les plus élémentaires, l’entraînant par le meurtre dans cet espace muet et démesuré où elle va connaître la fusion, sans jamais complètement pouvoir s’y abandonner.

Ce qu’il y a de plus saisissant dans ce livre, c’est qu’il s’agit de la forme la plus profane possible d’une expérience d’illumination. Or cette passion, à travers laquelle GH est comme fendue en deux pour laisser cours dans son intégralité à la vie dont elle est le siège en même temps qu’un brimborion, est décortiquée de la façon la plus détaillée, avec la volonté de coller au plus près et de manière dépersonnalisée à ce qui est en train de se produire. L’expérience est évidemment indicible, mais elle est dite, dans cet espace infime et vertigineux du paradoxe que Lispector place aussi entre les chiffres, entre les notes, entre les faits, et qu’elle appelle l’inexpressif : « …entre deux grains de sables si contigus soient-ils il existe un intervalle, il existe un sentir qui est entre-sentir – dans les interstices de la matière primordiale se trouve la ligne de mystère et de feu qui est la respiration du monde, et la respiration continue du monde est ce que nous entendons et appelons silence. » On a parfois l’impression d’un écureuil fiévreux s’affairant dans les champs vertigineux de la métaphysique et bondissant avec une agilité désespérée d’effondrement ascendant en effondrement, s’abîmant dans le vide rayonnant de l’immanence et l’explorant en lui-même.

Par ses élans de beauté lyrique et ses métaphores ou ses allégories, ce texte est tout à fait comparable à ceux des grandes mystiques du moyen-âge, quoique les béguines soient complètement centrées sur l’amour, ce qui n’est pas le cas de Lispector : d’abord elle parle par la voix d’un personnage, GH, ce qui décentre son propos même s’il est à la première personne. Ensuite l’amour pour GH est secondaire, elle ne cherche pas l’anéantissement ou l’embrasement, mais simplement à voir, à percevoir cette matière unique du temps, de la vie, de ce qu’elle appelle rien, insipide, vide, le Dieu, et qu’elle décrit si prodigieusement à travers de bouleversantes réminiscences « – Je me souvins de toi, quand j’avais embrassé ton visage d’homme, lentement, lentement l’avais-je embrassé, et quand était arrivé le moment d’embrasser tes yeux – je me souvins que ce fut alors que j’avais éprouvé le goût du sel dans ma bouche, et que ce sel de larmes dans tes yeux était mon amour pour toi. Mais ce qui m’avait le plus renvoyée à une frayeur de l’amour, cela avait été, au fond du fond du sel, ta substance insipide et innocente et infantile ; à ce baiser ta vie la plus profondément fade m’était donnée, et baiser ton visage était, insipide et appliqué, un patient travail d’amour, c’était une femme tissant un homme, tout comme tu m’avais tissée, neutre artisanat de la vie. »

L’illumination est frôlée, qui rend toute réalité comme translucide. mais il y a, dans le rapport de cette plongée lumineuse dans le non-être, une saisissante et paradoxale impulsion à ne jamais lâcher prise ou à ne pas pouvoir le faire, par cette légèreté qui est une résistance à l’anéantissement. En cela le texte diverge de ceux des grandes mystiques : dans ce parcours initiatique, GH convoque l’amour sous la forme de la main secourable d’un homme aimé, comme une enfant qui craint de se noyer là où elle n’a pas pied. Parfois, au bord du gouffre coloré et plein, la tragique et futile GH est prise d’une brutale envie de fumer, elle se fait les réflexions les plus triviales, espère qu’un livreur viendra interrompre son infernale ascension, elle est sèche, puis transpire abondament (son corps est une glèbe engagée dans l’aventure), vomit, a une folle envie d’aller danser avec un homme qui la désire en robe bleue, ou en robe blanche et noire, elle gazouille éperdument comme un oiseau au bord de la gueule du chat, et c’est pour finir la sincérité qu’elle met à épouser les montagnes russes de son cheminement qui apparaît comme une forme de bravoure, sa complète transparence appliquée. « J’étais attentive, entièrement attentive. En moi avait grandi un sentiment de grand espoir, et une résignation surprenante : c’est que dans ce même espoir attentif je reconnaissais tous mes espoirs antérieurs, je reconnaissais cette attention que j’avais aussi vécue avant, cette attention qui jamais ne m’abandonne et qui est peut-être en dernière analyse la chose la plus accolée à ma vie – qui sait si cette attention n’était pas ma propre vie. » Elle a l’intuition rayonnante de cette vie qui dépasse sa vie, et des interactions non entre les individus mais entre tout ce qui dans les êtres les précède, les traverse et les prolongera, tout ce qui en eux n’est pas eux. Les dépossessions successives que GH expérimente passent par la plus intense incarnation dans la férocité générique de la vie. En s’élevant, elle s’enfonce comme dans un boyau dans le dépouillement de la complexité, jusqu’aux formes les plus élémentaires de la vie. Avec la blatte, elle rampe jusqu’à une forme temporelle où la blatte n’existe pas encore.

Pour être incontestablement mystique et employant une rhétorique mystique, ce récit se distingue pourtant aussi par son humour et l’autodérision du personnage. A l’instar de ces sociologues ou ces anthropologues qui vivent des expériences de possession ou de transe sans que leur esprit positiviste ne l’empêche ni n’en soit amoindri, Lispector nous livre le récit déroutant, adhésif et traversé de fulgurantes beautés de l’expérience mystique d’une femme du XXe siècle : « Je ne comprends pas ce que j’ai vu. Et je ne sais pas même si j’ai vu, puisque mes yeux ont fini par ne plus se distinguer de la chose vue. Ce n’est que par un inattendu tremblement de lignes, par une anomalie dans la continuité ininterrompue de ma civilisation, que j’ai fait l’expérience pendant un moment de la mort vivifiante. La mort raffinée qui m’a fait palper le tissu interdit de la vie. Il est interdit de dire le nom de la vie. Et je l’ai presque dit. À peine si j’ai pu me dépêtrer de son tissu, ce qui serait la destruction en moi de mon époque. »

Lonnie

La Passion selon G.H. de Clarice Lispector, Coffret Clarice Lispector, La Passion selon G.H., L’Heure de l’étoile, Des femmes-Antoinette Fouque, 2020

Photo portable – La passion selon GH-1 © Gina Cubeles 2020