Décoloniser le droit
de Marine Calmet

Ce petit bricolage de bouquin contient une sorte d’exposé sous forme de dialogue, venant de la rencontre de Marin Schaffner, ethnologue de formation, et Marine Calmet, juriste, qui ont en commun ce que Schaffner appelle dans son introduction « … un angle qui nous réunit tou.tes deux, comme une pierre de touche : les questions décoloniales. » Ce tour passionnant de la question sous un angle en effet décolonial est suivi d’extraits du magnifique discours prononcé en 1984 à Awala par Félix Tiouka, président de l’Association des Amérindiens de Guyane française, devant les autorités locales et nationales médusées : Nana iñonoli, Nana kinipinanon, Iyombo nana isheman, notre terre, nous l’aimons, et nous y tenons.

S’étant rendu compte au fil des ans que le droit, qu’elle concevait comme un instrument d’émancipation et de justice, était dans bien des cas fondamentalement injuste et constituait même un instrument d’oppression et de colonisation, Marine Calmet se mit à en étudier l’histoire et les fondements, les comparant à ceux d’autres droits, proches, comme celui de l’Allemagne, ou lointains, comme ceux des autochtones. Elle se spécialisa donc dans le droit comparé, ce qu’elle appelle « l’ethnologie juridique », car ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant de comparer les droits que de comprendre « pour quel horizon social est pensée une norme ». Elle étudia aussi le droit de l’environnement et le droit de l’énergie en Allemagne, et le droit pénal de l’environnement en France. Après avoir défendu les droits des autochtones en Guyane contre le projet « Montagne d’or », elle s’est spécialisée dans le droit de l’environnement et a fondé l’association Wild Legal, qui s’efforce de définir et d’imposer, non sans un certain succès parfois, les droits de la nature.

Il ressort de ce petit livre extrêmement riche plusieurs constats : d’abord, on ne peut défendre les droits de la nature sans se pencher sur ceux des peuples autochtones, dont elle rappelle dans un entretien pour Vert en octobre 2024 qu’ils représentent 5% de la population mondiale, habitent 25% de la surface terrestre, et que dans ce quart par eux géré se trouve 80% de la biodiversité mondiale. Or ces autres sociétés attachent la plus haute importance à la préservation et la sauvegarde de ce que certains appellent dans le monde andin la Pachamama, la Terre-Mère, conçue comme « …un immense placenta au sein duquel l’humanité n’est qu’un des multiples enfants », et d’autres, en Inde, la Vasudhaiva Kutumbakam, qui signifie en sanskrit « Le monde est une seule famille ».

En décortiquant le droit occidental, directement issu du droit romain avec sa summa divisio, extrême division entre les personnes et les choses, les biens, on s’aperçoit que la seule chose reconnue comme sacrée, le sacré étant, par définition, « ce qui appartient au domaine séparé, intangible et inviolable du religieux et qui doit inspirer crainte et respect », est la propriété privée, qui sort ainsi du champ de toute critique rationnelle et assoit religieusement la primauté d’un ordre libéral.

Il s’ajoute à cela des conceptions anciennes issues de l’église, comme celle de terra nullius, autrement appelée « doctrine de la découverte » et consacrée par des bulles papales, qui permet à toute personne de s’emparer de terres inoccupées et de les faire siennes. C’est cette doctrine qui permit, au XVIe siècle, l’accaparement de toute l’Amérique par des colons qui ne considéraient pas les premiers habitants comme de véritables êtres humains, jouissant donc de ces droits humains que sont le droit de propriété et la liberté. Et on verra pendant la controverse de Valladolid comment les différents partis s’écharpent sur l’humanité des Indiens, sujette à discussion, au contraire de celle des « maures ou des arabes », viande à esclavage même aux yeux de Las Casas.
Ce droit sacré de la propriété privée, extrêmement récent puisqu’il n’apparaît qu’au XVIIIe siècle, se définit par l’usus, fructus, abusus. C’est un droit absolu qui comprend le droit inédit dans l’histoire humaine de détruire, ce que notre droit et notre civilisation feront dès lors et continuent de faire, jusqu’à compromettre aujourd’hui l’existence d’un nombre incalculable d’êtres vivants. Car si nous ne sommes pas inclus dans le placenta de la terre-mère, si nous ne faisons pas partie de la grande famille des choses vivantes, alors ces dernières ne sont plus que des ressources à exploiter.

Ayant décortiqué les fondements de notre droit, Marine Calmet rappelle que le droit et les droits sont en perpétuelle évolution. Au niveau mondial, on assiste à une émergence des conceptions autochtones dans le droit de l’environnement qui ont permis à ce sujet ultrasensible, la nature comme sujet de droit, de s’inviter depuis une cinquantaine d’années dans des conceptions juridiques dominées par le droit occidental. On se rappelle par ailleurs que la déclaration des droits des peuples autochtones n’a été adoptée qu’en 2007 à l’ONU, après 20 ans d’empoignades homériques et malgré l’opposition farouche des USA, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. La France, en vertu de l’égalité devant la loi et de l’indivisibilité de la République, ne l’a pas ratifiée. Mais enfin le sujet est sur la table, il était temps, et l’urgence écologique du temps fait qu’il n’en sortira plus.
S’il est un code que ces droits de la nature en émergence heurtent de plein fouet en France, c’est bien le code minier, issu d’une loi impériale de 1810 qui instaure littéralement « …un code de pillage ». Comme elle le dit : « Il fallait faire la guerre et donc extraire des ressources naturelles du sol rapidement. Une chose m’a marquée : c’est que ces guerres qu’on se fait entre êtres humains, elles sont aussi une guerre à la nature. Il faut prendre dans les entrailles de la Terre ce qu’on utilise ensuite pour s’écharper entre nous ».

En lisant cela, je n’ai pu m’empêcher de penser à la façon dont à l’issue des deux guerres mondiales, les grandes entreprises allemandes comme BASF ou Bayer se sont converties de la chimie de guerre (explosifs, gaz de combat) à la chimie agricole. Ainsi Fritz Haber, l’inventeur du gaz moutarde, a aussi inventé les engrais azotés de synthèse. Cette reconversion a lancé l’énorme machine de guerre à la terre qu’est l’agriculture productiviste, procurant des débouchés énormes à ces entreprises de mort.

En ce qui concerne le fait d’ouvrir la terre, en droit coutumier de Guyane, on ne peut le faire que pour chercher de l’eau ou enterrer ses morts. Ces mutilations colossales de la terre éventrée induites par l’activité minière sont littéralement des crimes majeurs aux yeux des autochtones, comparables à ce que sont pour nous les crimes contre l’humanité. Du reste, l’un des combats majeurs de notre époque consiste à intégrer le crime d’écocide au Statut de Rome.

Ce petit bouquin vivifiant fait un rapide tour de la question : nous ne pourrons reconnaître les droits de la nature qu’en intégrant dans notre droit des conceptions qui n’en sont pas issues, mais font partie du bagage culturel de sociétés que les nôtres se sont efforcées, au cours des siècles, d’effacer, de soumettre et d’anéantir. Dur et fécond retour de manivelle ! Les droits de la nature étant indissociables de ceux des autochtones, la question du droit de l’environnement est en effet éminemment décoloniale.

Comme le disait non sans une amère ironie Félix Tiouka en 1984, « Dans une perspective de respect des équilibres écologiques qui a toujours été la nôtre, la reconnaissance des droits d’usufruit passe par le respect des relations d’interdépendance des principaux éléments des écosystèmes : sol, eau, végétation, faune. Notre éducation traditionnelle nous a appris à préserver les habitats des animaux terrestres et des poissons dont nous dépendons pour notre alimentation. Malgré les connaissances impressionnantes accumulées par vos biologistes, il semble que vous ne vous êtes pas encore rendu compte que les activités industrielles forestières, ainsi que les loisirs cynégétiques et halieutiques sont incompatibles avec le respect des droits d’usufruit des peuples amérindiens ».

Encore n’était-il pas question à l’époque de projets miniers… Pour finir, le projet Montagne d’or a été abandonné devant la levée générale de boucliers. Preuve que malgré tout, et peu à peu, sous la pression de l’urgence écologique, les temps, et le droit, changent.

Lonnie

Décoloniser le droit, de Marine Calmet, Ed. Wildproject, 2024

Illustration : De la Terra i el Cosmos, Gina Cubeles 2024