Mémoires d’une anarchiste
Doris Ensinger, auteur de Quer denken, gerade leben (Penser de travers, vivre droit), est décédée le 8 août 2020 à Barcelone. Affiliée pendant des décennies à l’Union de l’Information et des Arts Graphiques de Barcelone de la CNT-AIT Catalunya et à la Fundació d’Estudis Llibertaris i Anarcosindicalistes, sa vie et son œuvre ont été largement consacrées aux luttes pour les travailleurs et les prisonniers, et à la mémoire du mouvement anarchiste.
«Je ne suis pas de ces femmes héroïques qui se sont livrées avec ténacité à la lutte contre la tyrannie en faveur d’une société plus juste et plus humaine et qui ont risqué leur vie dans ce combat. Je ne fais pas non plus partie de ces femmes qui sont entrées dans l’histoire pour leur vie et leur travail. (…) L’exemple de tant de femmes courageuses m’a cependant incitée à contribuer, dans mes modestes moyens, à la lutte pour un monde meilleur. »
Née en 1944, Doris Ensinger a grandi à Magdeburg, en République Démocratique Allemande, sur les rives de l’Elbe, dans une région particulièrement touchée par les bombardements, en un contexte d’après-guerre mondiale et de guerre froide. Après avoir réussi à passer en Allemagne fédérale, elle rejoint le mouvement étudiant et alternatif de la fin des années 1960 porteuse d’un nouveau radicalisme né en partie de la volonté de rompre avec la complicité avec le nazisme de la génération précédente. Après la mort de Franco, elle s’installe à Barcelone où elle fait la connaissance de l’activiste libertaire Luis Andrés Edo.
« La particularité de ma vie est qu’un jour j’ai rencontré un homme dont le nom était alors connu pour sa lutte active contre le régime franquiste, non seulement en Espagne mais aussi en dehors. Je suis finalement tombée amoureuse de cet homme et j’ai eu la chance incommensurable de pouvoir vivre trente ans avec Luis Andrés Edo. »
La relation de Doris et Luis a pris un tournant en octobre 1980, lorsqu’il a été arrêté en vertu de la loi antiterroriste à Barcelone, avec quatorze autres personnes, dans un montage policier visant l’éradication du noyau organique le plus important de la CNT de l’époque, les « Apaches », faisant suite à l’incendie de la Scala de Barcelone faussement attribué à ces derniers. Pendant le séjour de Luis en prison, Doris lui prête un soutien actif et après sa libération, la dernière d’une longue liste d’emprisonnements, le 14 août 1981, ils décident de vivre ensemble. Doris est alors traductrice spécialisée en philosophie du droit pénal et professeure d’université, spécialiste d’histoire contemporaine et anarchiste, ainsi que des révoltes étudiantes et sociales de la fin des années soixante en Allemagne.
En 2001, Luis Andrés Edo reprend avec la collaboration de Doris la transcription de La Corriente (Le Courant), livre d’analyse et de réflexion sur l’idéologie anarchiste conçu clandestinement dans la prison de Soria en 1968 sur divers matériaux. Il sera publié l’année suivante et présenté par le texte « La prison comme lieu de création », dans lequel Doris souligne l’importance des écrits de prison, citant notamment les textes de Kropotkine lors de son incarcération à Saint-Pétersbourg.
Quelques années plus tard, Doris, avec la complicité de l’anthropologue Adela García, convainc Luis d’écrire ses mémoires, afin de dépeindre un « militant historique » de la CNT parmi d’autres, de donner la parole à ces anonymes toujours intéressés par les personnes et les choses les plus diverses.
Le livre d’Edo, La CNT en la encrucijada (La CNT à la croisée des chemins), sous-titré Aventuras de un heterodoxo (Aventures d’un hétérodoxe), sort quelques années plus tard. Il y conte son enfance à l’Escola Nova Unificada, l’école de libre pensée, ses débuts à la CNT, l’exil, l’Assemblée de Paris, son passage par les prisons espagnoles où il a été incarcéré à plusieurs reprises, la transition vers la démocratie, et le début des années 2000.
Après la mort de Luis, survenue à Barcelone le 14 février 2009, alors qu’elle accompagnait sa mère mourante en Allemagne, Doris, très affectée par cette double disparition, entame le long processus d’écriture de ses propres mémoires.
« Dans la première partie de ce livre, je raconte les trente premières années de ma vie qui, à l’exception de quelques voyages en Espagne, se sont déroulées en Allemagne. (…) La deuxième partie reflète les trente années suivantes, vécues à Barcelone aux côtés de Luis. »
Elle écrit simultanément en allemand et en espagnol, dans un long travail d’auto-traduction, de reformulation, d’extension et de révision, qui aboutit en février 2015 à Quer denken, gerade leben, (Penser de travers et vivre droit), aux éditions Verlag-barrikade, suivi de Amor y anarquía, la version espagnole, aux éditions Icaria.
Elle signe, cette même année, le prologue de l’édition numérique de La CNT en la encrucijada, publiée par l’un des propres protagonistes du livre, Stuart Christie, qui fut le compagnon de cellule de Luis à la prison de Carabanchel en 1966, après avoir été arrêté avec des explosifs destinés à Franco.
Stuart Christie, ami de Doris Ensinger, auteur et éditeur anarchiste célèbre pour la publication de ses mémoires Granny Made Me an Anarchist (« Ma grand-mère a fait de moi un anarchiste »), est décédé le 15 août 2020 à l’âge de 74 ans. Nous profitons de ces lignes pour le saluer également.
Que la terre leur soit douce.
Oriol Díez
Retrouvez ici le long métrage documentaire basé sur des documents de Luis Edo et des images d’archives, « Edo y la corriente en Barcelona ». D’une durée de 78 minutes, coproduit et co-réalisé par Doris Ensinger sous le pseudonyme de Mireia Murillo, il est sorti à Barcelone en 2015. http://luisandresedo.blogspot.com/p/blog-page.html