Ce roman étonnant tisse une toile de liens entre des femmes apparentées et/ou amies, finissant par créer une immense tapisserie de destins où chacune est reconnaissable et aucune n’est séparée des autres, comme un ensemble de couleurs qui ne déploieraient toutes leurs nuances que par interaction avec les autres. Toutes, même si toutes ne le savent pas, sont afro-britanniques. Le livre commence et s’achève sur une pièce, La dernière amazone du Dahomey, qui donne peu ou prou le ton de combativité, d’obstacles, de violence et de volonté qui sera le lot de chacune, à un degré ou l’autre. Cette pièce est l’œuvre d’Amma, qui ouvre le livre, mère de Yazz et amie de Dominique. Amma s’est alliée avec Dominique pour créer une compagnie, la Compagnie Théâtrale des Femmes du Bush, et le départ de Dominique au bout de quelques années n’a pas infléchi sa trajectoire de dramaturge et metteuse en scène. Lesbienne pluri-amoureuse, elle a éprouvé un désir d’enfant au même moment que son ami Roland, gay monogame, et leur fille Yazz peut compter sur de solides parents qui s’entendent bien.
Au fil de la lecture on a de plus en plus la sensation de reconnaître non les lieux, mais les liens comme des lieux, ah mais je connais cette personne, je reconnais cet endroit. C’est une magie du bouquin de poser les influences parentales, amicales et amoureuses comme une sorte d’écosystème qui révèle, entrave ou précipite les potentialités de chacune, et en même temps participe d’un écosystème plus vaste organisé en mosaïque de micro-milieux. Ces femmes, artistes, activistes, prolétaires, entrepreneuses, forment une véritable société hybride dans la société blanche, elles se trouvent à tous les étages et dans tous les milieux, elles sont confrontées aux mêmes empêchements et aux mêmes défis, et plus qu’une couleur de peau pour certaines presque indécelable voire complètement indécelable c’est une communauté de destins d’ascendance qui les relie, c’est tout simplement cette Histoire faite d’une multiplicité d’histoires. Et c’est aussi l’Histoire occultée de cette hybridation qui se fait qu’on le veuille ou non et en dépit de tout dans toutes les sociétés coloniales, que raconte ce livre, et l’intéressant est qu’il le raconte en suivant des lignées exclusivement féminines. Ce qui paraît logique d’un point de vue simplement factuel, car il regorge de mères abandonnées ou mal mariées déplaçant des montagnes pour assurer l’avenir de leur progéniture dans un monde férocement ennemi. Tous les déchirements y sont détaillés, comme celui de Bummi qui aurait espéré que sa fille Carole réussisse selon les normes britanniques tout en restant nigériane :
« Bummi
n’avait pas prévu les effets négatifs à long terme de la scolarité de sa fille dans une célèbre université pour riches
notamment quand elle revint à la maison à l’issue du premier trimestre sanglotant qu’elle n’y retournerait pas parce qu’elle n’appartenait pas à ce monde-là
sur quoi Bummi avait appliqué un kleenex ou deux sur les yeux et les joues de sa fille et lui avait répliqué sèchement et vertement, Carole, est-ce que j’ai élevé une battante ou une dégonflée ? Tu dois retourner immédiatement à l’université et obtenir ton diplôme de gré ou de force, sinon je ne réponds pas de mes actes
en conséquence Bummi n’imaginait pas voir Carole revenir à la fin du deuxième trimestre parlant du nez comme si elle retenait une envie pressante d’éternuer au lieu d’utiliser les vibrations de sa puissance vocale nigériane, tout en jetant un regard hautain sur leur douillet petit appartement comme si elle découvrait un taudis »
On parle beaucoup des transfuges de classe depuis quelque temps, sans réaliser à quel point l’hybridation est aussi une fabrique de transfuges de classes, les classes mâtinées de races multipliant la charge de férocité des guerres sociales. (Je préfère le mot d’hybridation à celui d’assimilation, qui sous-estime l’apport énorme des sociétés originellement colonisées. Les sociétés prédatrices n’ont aucune défense contre la puissance de résistance et d’adaptation culturelle des sociétés qu’elles écrasent et détruisent, ce que démontre magnifiquement ce livre. On peut parler de monde afro britannique, afropéen ou afro-américain comme on parle de monde gallo-romain : le vaincu aussi digère le vainqueur.) C’est aussi ce travail de digestion réciproque que met en scène de façon remarquable cette somme dynamique de vies. Et remarquable il l’est dans la façon dont il épouse des vies individuelles, des ego revendicatifs qui se perçoivent comme des bastions unitaires, mais qui s’insèrent parfaitement dans cette communauté évolutive que constituent les sociétés.
Il faut parler aussi du style étonnant, déroutant au premier abord de Bernardine Evaristo, une prose lâchée sans points ni majuscules qui s’écoule à la façon d’un long monologue, multipliant les indépendantes comme le fait le discours oral, mais de façon très construite et sophistiquée. Ce qui donne au récit une fluidité et une respiration particulières :
« je restais seule avec les enfants toute la journée et toute la soirée
j’entendais les gens jurer en passant à côté de moi, très peu se montraient gentil
j’étais servie la dernière dans les boutiques, même si j’étais en tête de la queue
les voitures roulaient délibérément dans les flaques d’eau tandis que je poussais Shirley dans son berceau noir, avec les deux garçons tenus en laisse de chaque côté
je suis la femme qui a trouvé un rat mort sur le seuil de sa maison
je suis la femme qui a vécu avec un CASSE-TOI barbouillé à la peinture blanche sur sa porte d’entrée jusqu’à ce que Clovis barbouille par-dessus
je suis la femme qui devait passer ses soirées toute seule terrifiée à la pensée qu’on allait jeter des chiffons imprégnés d’essence à travers la fenêtre
pourtant, Rachel, j’ai appris une chose de cette époque, c’est que si tu restes dans un endroit assez longtemps et que tu te comportes en personne civilisée, les gens finissent par s’habituer à toi »
Ce style autorise plus qu’aucun autre les digressions, et de façon espiègle la construction même du livre déroge à la règle tacite de construction qu’il s’était imposée au cours des chapitres jusqu’à la fin (trois personnages), puisqu’il s’agit de la soirée de première de La dernière amazone du Dahomey, et qu’on y retrouve non pas trois mais cinq personnes, deux qui ont ouvert le livre, Amma et Dominique, mais aussi un personnage secondaire, Roland, le père de Yazz.
De surcroît le livre s’achève sur un épilogue en forme de clin d’œil ou de pied de nez qui réintègre une des personnages dans cette grande famille aux liens ambivalents dont elle ne semblait pas faire partie.
C’est un de ces livres qu’on referme, ébahie, en se disant : je n’ai jamais rien lu de pareil.
Lonnie
Fille, femme, autre, de Bernardine Evaristo, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Françoise Adelstain, 2020
Photo © Adèle O’Longh