Étranger, juif, nerveux, insomniaque, tuberculeux, phobique, dépressif, en conflit avec une famille qui ne le comprend pas, Kafka ressemble à un animal aux aguets étonné que le monde soit ce qu’il est. Ecrivain du malaise civilisationnel, méconnu de son vivant, il deviendra l’un des fondateurs de la littérature moderne, lui qui avait exigé de son ami Max Brod que ses manuscrits soient brûlés.
Agnieka Holland peint « son Kafka » dans une biographie subjective, au montage audacieux. Elle revisite les techniques narratives, sélectionnant dans la vie de l’écrivain ce qui imprègne son œuvre, non pour l’expliquer, Kafka ne s’explique pas, mais plutôt à la manière d’un kaléidoscope d’impressions diffuses, de visions. Le narrateur se regarde dans la glace, se reflète dans les yeux de ses proches, qui, face caméra, évoquent leurs souvenirs. La superposition des voix, des temps, donne le sentiment d’une poupée gigogne, Frantz Kafka apparaît par l’entremise des relations avec sa famille, son entourage ; le film passe d’un moment à un autre, comme on passe, dans un raccord magnifique, du mouvement d’une main écrasant un cafard sur une table à la forme de doigts palmés, du sanatorium à une succession de pièces vides à la Vilhelm Hammershoi avec, au premier plan, le père de Frantz qui sanglote doucement. Sans mots, par la force du cadrage, on comprend que le calvaire de l’écrivain au sanatorium fut bref. Nimbé d’étrangeté, de couleurs spasmodiques, d’ambiances crépusculaires ou joyeuses, de sensualité et de solitude, Frantz K est un film à plusieurs tiroirs, plusieurs serrures dont on aurait égaré les clefs. Il est fait de détails infimes qui prennent une importance démesurée aux yeux du narrateur. Ainsi Kafka devient fou furieux quand un mendiant ne respecte pas la parole donnée. Cette obsession du dit et des vocables justes, dans le sens où l’avait écrit un rabbin polonais : Tout le judaïsme ne consiste peut-être qu’à connaître la véritable signification des mots, traverse l’œuvre de la cinéaste. On regrette qu’elle n’aille pas plus loin dans la matière textuelle de l’écrivain par le jeu des associations de formes, de lettres et de pensées ; le nom de Kafka porte en lui un univers, tout comme celui de Proust. Il partage avec l’auteur de la Recherche les quintes de toux mais ses madeleines à lui conduisent à la dissolution plutôt qu’au Temps retrouvé. Son style dépouillé, précis, sa poésie et son ironie se lisent à travers ses éclats de rire nerveux face à l’absurdité ambiante, son verbe rare, son obsession de l’hygiène, sa candeur. La cinéaste s’amuse du décalage entre le nombre d’exégèses qui lui sont consacrées et la minceur de l’œuvre conservée qui tient dans un coffre de taille moyenne au musée de Prague. Qu’aurait-il pensé de la Kafka story dans sa ville avec des touristes qui souvent ne l’ont même pas lu ?
Le film privilégie les gros plans de visages, les intérieurs bourgeois n’offrant que peu d’ouverture sur le monde extérieur, résonance peut-être avec l’enfermement de Kafka, tiraillé par une hyperacousie, envahi par des sons intérieurs et un milieu qui lui est étranger. Les séquences joyeuses (les moments sportifs au bord de l’eau et l’amour avec Milena) sont rares. Avec Idan Weiss, jeune acteur allemand inconnu, la réalisatrice a trouvé son Kafka, délicat, sensible, subtil, il éclaire tout ce qu’il touche de sa présence lumineuse.
Agnieka Holland ne fictionne pas Kafka, pas plus qu’elle ne le statufie, elle fait corps avec un homme, un frère, un ami qui n’a fait toute sa vie que poser des questions obsédantes sans y répondre, pour qui tout ce qui n’est pas littérature n’a pas d’intérêt : même les conversations sur la littérature m’ennuient, disait-il. Elle ressuscite un être capable de métamorphoser le monde par la seule puissance de son imagination et qui ne le savait pas. Allez voir ce film !
Sylvie Boursier
Photo @ Bac films
Frantz K. d’Agnielka Holland sortira en salle le 19 novembre 2025.
