« T. lui avait apporté énormément de choses, un passeport allemand, une nouvelle famille, l’occasion de fuir, et plein de questions (…) Les points d’interrogation lui tiraient les cheveux, le scarifiaient (…) Il les évitait, brodait, inventait un parcours rempli de trous et de contradictions dans la chronologie, son passé était un roman raté. »
L’endroit, dont le narrateur, Tienwong, tout juste sorti de prison pour le meurtre de T, ne pouvait pas parler, cet endroit de vide, père de tous les trous qui le composent, est Yongjing, dans la campagne de Taïwan, petite bourgade mitée, où l’usure transforme les sinogrammes des panneaux « À vendre » en « Sortie ». Yongjin, Yong pour éternel et jing pour pacifié ; sa ville natale fantôme.
« Les spectres malfaisants abondent dans les campagnes, bien vivants dans les récits des habitants. (…) Les enfants disaient que c’était auprès des fossés centenaires, en bordure des champs, qu’il y avait les plus de fantômes, les saules plantés de part et d’autre abritaient des esprits des arbres (…) Dans les canaux d’irrigation, il y avait la revenante des eaux. (…) Les enfants disaient encore que la mousse sur l’eau des fossés était le sang vert répandu par la revenante. »
Enfant, en vertu du dicton « chat mort se pend aux rameaux, chien mort se jette à l’eau », Tienwong a dû accompagner sa mère jeter son vieux chien qu’il pleurait à chaudes larmes dans un de ces fossés, rempli de poubelles, de cadavres en décomposition de porcelets et de chiens couverts de mouches sous un soleil féroce. « Comment aurait-il pu dire à T. qu’il venait d’un patelin pareil ? » Comment lui dire les cinq sœurs aînées portant le poids de la disgrâce de ne pas être des fils, la violence à son encontre, fils gay paria et inutile, les fantômes, les fossés et le reste ?
Adulte, le narrateur n’a plus peur des fantômes. Il sait que la cruauté est l’apanage des humains. Dans ses rêves d’aujourd’hui, l’eau des canaux n’empeste pas. Elle est couverte de nénuphars et son père est un beau jeune homme aux dents blanches qui sourit au soleil en creusant des rigoles d’irrigation dans la lumière estivale.
« … sa bouche se refusait à dire ces choses du passé couchées sans ordre dans ses carnets, il faisait mine de les avoir oubliées mais elles s’étaient logées dans tous ces trous qu’il portait en lui. Si une brèche venait à s’ouvrir, il s’en déverserait des histoires en quantité. »
Ainsi commence Ghost Town, roman choral qui s’ouvre, comme les Portes de l’enfer, le jour de la Fête des morts, fresque de Taïwan où s’entremêlent vivants et défunts, sans qu’on puisse discerner parfois qui, des uns et des autres, sont véritablement les fantômes.
Kits Hilaire
Ghost Town de Kevin Chen, Seuil 2023
Kevin Chen GT-Illustration © Adèle O’Longh