J’ai reçu le texte « Girls and Boys » de Denys Kelly comme un uppercut en plein foie. La vie domestique s’y déroule dans un huit clos tragique, pimenté d’humour ravageur, Eschyle et ses Atrides revus par Rabelais. Sur le ring un homme et une femme. Ils se rencontrent dans une file d’attente d’EasyJet ; la femme, seule narratrice du récit, raconte tout : « je dois dire que cet homme m’a tout de suite déplu », elle enchaîne sur le coup de foudre, l’ascension sociale dans le milieu des « bad boys » branchés, la venue des deux enfants. On se croirait dans une série à succès des networks américains, amour, gloire et beauté au royaume d’un capitalisme décomplexé.
Mais les affaires déclinent, le couple patine, la menace d’une catastrophe imminente est montrée progressivement à travers de petits détails ; la femme rejoue lors de dialogues imaginaires des scènes avec ses enfants : « je sais bien qu’ils ne sont pas là », lâche-t-elle, « Je sais qu’ils ne sont pas là, je sais qu’ils sont morts ». Souvenirs, hallucinations ? Matricide, parricide, infanticide ? Qui va égorger qui, pourquoi ? Le lecteur et potentiellement le spectateur sont préparés au dénouement inéluctable « ça va devenir difficile, dit la narratrice, je veux que vous vous rappeliez deux choses, rappelez-vous que ça ne vous est pas arrivé à vous et que ce n’est pas en train de se passer là maintenant ».
Dennis Kelly est né à Londres en 1970. Il est l’héritier du théâtre in-yer-face, issu d’Antonin Artaud, comme Sarah Kane ou Martin Crimp. Ce théâtre coup de poing, théâtre de la provocation, violent, vulgaire parfois, est aux antipodes de l’humour anglais traditionnel du théâtre social. Les thrillers psychologiques de Dennis Kelly avancent par à-coups, le langage est heurté, saccadé. « Je veux dire, est-ce que tu penses, est-ce que tu as pensé… non ? Peut-être. Je ne sais pas. Peut-être. Peut-être oui. » L’humour y est dévastateur au sens propre comme figuré : « c’est beaucoup plus facile qu’on ne pense de tuer quelqu’un… une femme au Canada est morte étouffée par un chamallow », déclare la narratrice. Le meurtre des enfants est raconté avec une précision chirurgicale. L’auteur ne nous épargne aucun détail.
Il regarde la société telle qu’elle est, sa plume est sèche, aucune concession au pathos ; l’éthique, selon lui, n’est pas un objet de débat abstrait mais un sport de combat, il faut réveiller les consciences ; seule alternative au tragique de nos vies, l’humour : « Je ne peux pas renoncer à l’humour, c’est peut-être ce qui nous définit le mieux, comme humains. Même les vaches connaissent la peur. Mais, que je sache, elles ne racontent pas de blagues. »* Il dénonce la violence sociale, les rapports de domination des hommes vis-à-vis des femmes, la narratrice emploie cette formule saisissante : « On n’a pas créé la société pour les hommes, on l’a créee pour contenir les hommes. »
L’écriture de Dennys Kelly est une écriture de plateau, elle est faite pour être jouée .Elle suppose des comédiens hors normes qui n’hésitent pas à se brûler les ailes sur ce texte incandescent. C’est le défi qu’a relevé Constance Dollé, si fragile et si déterminée en maîtresse de maison au milieu de quatre convives ; des spectateurs qui ont accepté de s’installer sur scène. On suppose que la table est dressée pour un repas de famille avec deux chaises vides, celles des enfants. L’actrice endosse tous les rôles et mime les échanges avec sa fille, son fils, son mari, jusqu’à un entretien d’embauche d’anthologie. Elle évolue sur le fil ténu de ce récit hallucinant et le soutient de bout en bout.
Si vous ne craignez pas les alcools forts, venez partager ce moment unique de théâtre.
Sylvie Boursier
* propos recueillis par Marjolaine Jarry, Le Monde, 05 avril 2016.
Girls and Boys, de Dennis Kelly, Éditions de l’Arche 2019
Création française au théâtre du Petit Saint Martin à Paris en janvier 2019 dans une mise en scène de Mélanie Leray, reprise depuis le 25 10 2019. Avec Constance Dollé, Molière 2019 du Seul en scène pour ce spectacle.